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Intemporels Laideurs fin de siècle

janvier 2017 | Le Matricule des Anges n°179 | par Didier Garcia

Autopsie de l’Espagne actuelle, Crémation de l’Espagnol Rafael Chirbes (1949-2015) est aussi le roman des illusions perdues

Il y a des romans qui introduisent en douceur le lecteur dans l’univers au sein duquel il va évoluer et d’autres qui l’y propulsent sans ménagement, parfois même dès l’incipit. Crémation (« livre testament » selon l’auteur) est de ces derniers. Inutile d’ailleurs d’attendre de Chirbes qu’il prenne des gants : c’est à mains nues que l’homme empoigne un réel pourtant peu reluisant.
Bienvenue donc à Misent, cité balnéaire imaginaire de la Costa Blanca, située dans la province d’Alicante. Misent, autrement dit « une espèce de parc de loisirs, un stupide lieu de vacances » qui accueille en permanence dans sa toile « un personnage collectif » que l’on pourrait appeler « le retraité, ou l’éternel estivant, comme Brassens sur la plage de Sète : un être fantomatique, unique et vide, ordinaire, qui n’aspire à rien, qui n’attend rien sinon retarder sa mort le plus longtemps possible ». Le décor est planté.
Un homme vient justement d’y mourir. Il s’appelle Matías. Son corps se trouve encore à la morgue. Dehors, c’est fin juillet ; le décor suffoque sous un soleil de plomb (jamais très désireux de faire progresser l’intrigue – à proprement parler il n’y en a pas –, Chirbes prend son temps et consacre plusieurs des premières pages à un bulletin météorologique complet).
Dans l’attente de la cérémonie funéraire, le lecteur va faire connaissance avec ceux qui l’ont côtoyé de près ou de loin, à commencer par son frère aîné, Rubén Bertomeu, promoteur immobilier, septuagénaire et narrateur intermittent. Nous allons ensuite prendre place dans les pensées de Mónica, de Silvia (respectivement la femme et la fille de Rubén), de Collado (un collaborateur qui a failli périr brûlé dans sa propre voiture – la thèse de l’accident est bien sûr écartée), et de quelques autres, chacun profitant de l’occasion pour feuilleter ses souvenirs et entamer d’incessants va-et-vient entre un passé qu’il a partagé avec le défunt et un présent au visage peu souriant. Au total, ce ne sont que quelques heures (celles qui les séparent de la crémation de Matías), et pourtant elles contiennent plusieurs vies.
À Misent, nous pourrions voir « des hibiscus, des lauriers-roses, des bougainvillées, de verts rideaux de thuyas, des alignements de cyprès », sans oublier le bleu intense de la Méditerranée, en gros une sorte de chromo destiné à séduire les touristes, et pourtant dans ce roman tout est noir, âpre, sale, violent. C’est qu’avec Chirbes nous nous retrouvons au plus loin du cliché d’une Espagne seulement touristique : nous voici confrontés aux ravages de la spéculation immobilière, avec des administrés corrompus, capables de rendre constructibles des terrains qui ne le sont pas, avec des promoteurs pourris jusqu’à la moelle, le tout sur fond d’arrangements mafieux, de drogue et de filles faciles en provenance d’Europe de l’Est.
C’est aussi que le roman est composé de telle sorte que le lecteur s’y sent constamment oppressé. Chaque chapitre, fait d’un seul paragraphe d’une trentaine de pages, ressemble à une sorte de bouillie verbale, à quelque chose de vaguement diarrhéique, qui met quasiment tout sur le même niveau, imitant en cela la vraie vie, qui « ne recycle pas » et fourre « tout dans le même sac ». Chirbes n’y est d’ailleurs pas pour grand-chose : est-ce de sa faute si la vie « est mélange du meilleur et du pire »  ?
Dans cette noirceur presque toujours étouffante (le lecteur éprouvant souvent le désir de faire une pause, comme pour sortir la tête de l’eau après une longue immersion), nous nous surprenons à croiser des réflexions aux allures de préceptes moraux, que certains brandissent comme des mantras : « Ne pas attendre grand-chose, ne désirer que ce qu’on peut obtenir par ses propres moyens », « Ce qui est sans solution n’est pas un problème. Ne te soucie d’un problème que si tu peux le résoudre »…Ce sont de petits îlots de lumière dans cette obscurité générale.
Crémation
est un roman choral, au sein duquel de multiples voix assument tour à tour la narration (comme dans le grand Fado Alexandrino d’António Lobo Antunes). Un roman total aussi bien, une somme, qui met en scène la violence du monde. Qui lui donne la parole à chaque fois que c’est possible : « Les enfants qui dessinent de petites fleurs, qui font leur prière, qui jouent, se lavent les mains avant de manger et les dents avant d’aller au lit, et les parents qui sont dans la chambre à côté, la porte fermée, niquant comme des chiens, s’enfonçant des choses dans le cul. » Et qui rend floue la frontière entre le bien et le mal. Pour mieux déranger le lecteur.

Didier Garcia


Crémation, de Rafael Chirbes
Traduit de l’espagnol par Denise Laroutis,
Rivages poche, 496 pages, 10,50

Laideurs fin de siècle Par Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°179 , janvier 2017.
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