Vous ne savez pas quoi faire. Il fait lourd et gris, chaque été, de plus en plus lourd, de plus en plus gris. Le temps vire à l’orage et juin ressemble à novembre, certains matins il fait si sombre et froid. Vous voyez bien que quelque chose ne tourne pas rond. Dans le square en bas de chez vous, chaque matin vous voyez ces jeunes réfugiés syriens qui sortent de leur tente sous la pluie, pluie froide. D’autres dorment à même le sol, ici ou là, dans le renfoncement d’une porte, en plein milieu d’un trottoir parfois. Vous vous demandez quoi faire. Vous vous imaginiez à l’abri du déclin de ce monde et le monde vous rattrape. Le changement climatique, pensiez-vous, ce n’est pas pour tout de suite et qu’il fasse un peu plus chaud après tout pourquoi pas. La catastrophe, la guerre jusqu’à maintenant avaient bien voulu se tenir à distance raisonnable, vous n’y êtes pas encore mais tout de même, les frontières ne sont plus ce qu’elles étaient. Vous feriez bien comme si de rien n’était, comme vous avez toujours fait, mais cela va devenir difficile. Vous n’avez qu’une seule solution, écrire un livre ? Mais un livre, pensez-vous ? Mais écrire, est-il encore temps ? Mais la littérature, vous demandez-vous. Vous ne vous racontez plus trop d’histoires. L’idée qui vous vient, ce serait d’écrire un livre en moins, qui n’en rajoute pas. Le contraire d’un livre en plus. Qui n’entrerait dans la littérature que pour mieux en sortir. Comment dire ? Cela n’a rien à voir, mais déjà aux siècles précédents ils étaient quelques-uns à se poser ce genre de questions. Un certain temps était en train de finir, c’est toujours la fin du monde en avançant, un poète avait écrit ça avant de ne plus vouloir être un poète et qu’allait-on pouvoir écrire ? Le temps du monde fini commence, écrivait ensuite Paul Valéry. Le temps du monde fini finit, lui répond Michel Deguy dans sa préface à la dernière édition des Cahiers, qui vont de mars 1914 à janvier 1915. La poésie, estime ce dernier, accrochez-vous, « se change en une poétique comme pensée du poème pensant à la poésie en attendant le poème ».
Il ne s’agissait jamais, pour ce poète que la poésie ennuyait, chaque matin, que de consigner des pensées sans rien vouloir écrire, sans écrire jamais que sur l’idée même d’écrire, pour se préparer à écrire, « quelque jour impossible ». Pour se préparer à l’impossibilité d’écrire, dans cette idée, avec cet idéal. Il ne s’agissait que d’un retrait. L’humain n’est plus humain, disait-il. Comment écrire encore de ce point de vue si restreint ? Comment acquiescer à ce qu’il y a d’humain en moi si l’humain c’est ça, ce qui arrive, ce qui ne cesse pas d’arriver. C’est à une désadhérence qu’on assiste dans ces Cahiers, un désinvestissement progressif. C’est depuis sa propre abstraction qu’écrit Valéry, sans plus se reconnaître que dans un rêve, sans se reconnaître comme celui qui écrit, car il ne s’agit plus de cela : « Mes intérêts ne m’intéressent que négativement. Une réussite au sens ordinaire n’en est pas une pour moi. Réussir, c’est être un Tel. Être tel individu, c’est ce qui me pèse. » Et nous que reconnaissons-nous, comment allons-nous continuer d’être nous-même, ce petit être étroit, cette mince subjectivité, dans ce monde dont on voit plus précisément la fin, ce monde exsangue, qui se réchauffe à vitesse grand V, dont nous sommes joyeusement en train de finir d’épuiser les ultimes ressources.
Je n’écris pas, écrit Valéry, car peu m’importe de saisir ce que j’ai vu, senti ou saisi. « Cela est fini pour moi », dit-il : « Je prends la plume pour l’avenir de ma pensée, non pour son passé. » Quelle place tiennent dans le monde, demande-t-il, les événements psychiques ? On n’ose plus prédire, dit-il aussi. Que peut-on espérer ? Tout ce qu’on peut faire, au moins on peut faire cela : chasser les idées inutiles, les retours en arrière. Tout ce qu’on peut espérer, c’est de ne plus espérer : « Tel l’animal privé d’air fait le mouvement respiratoire, excite par asphyxie ce que l’air défaille à exciter. »
Vous ne savez pas quoi faire ? L’air vous semble de plus en plus irrespirable ? Vous sentez que c’est fini pour vous dans ce monde fini ? Il n’y a plus d’échappatoire à ce monde épuisé, dont on a fait le tour ? Au moins ne vous réfugiez pas dans votre individualité étriquée, vos peurs minuscules, vos pensées anciennes. Il ne s’agit pas principalement de l’homme, disait un philosophe. Mais alors de quoi s’agit-il, demande l’auteur de la préface à ce livre qui ne fait pas un livre en plus. L’unité Homme, disait Valéry, pour moi ni pour les autres n’est plus nécessaire. Une métaphysique, ajoutait-il, dépend de l’unité de mesure adoptée. C’est passionnant, non ? Vous voyez ce qu’il vous reste à faire.
CAHIERS 1894-1914, XIII DE PAUL VALÉRY
Édition intégrale établie, présentée et annotée sous la responsabilité de Nicole Celeyrette-Pietri et William Marx, préface de Michel Deguy,
Gallimard, 442 pages, 35 €
Quartier libre Un livre en moins
juillet 2016 | Le Matricule des Anges n°175
| par
Xavier Person
Un livre
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Xavier Person
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, juillet 2016.