Allez savoir pourquoi… Souvent dans les romans de Ricardo Menéndez Salmón, les choses – les événements, les histoires, les coïncidences, les personnages – vont par trois. Le Correcteur, La Philosophie en hiver, Débâcle – pour ne citer que… trois titres – décline chacun à leur manière le cours de l’aujourd’hui, l’Espagne, le monde, la littérature, la vie et la mort, certes, mais plus loin, plus fort, la vie et l’immortalité. Ses points d’appui : une sorte de poésie flagrante, des images fascinantes, une joie de la narration, un jeu des genres, du noir au rouge. Une écriture qui se veut exploratrice en toutes eaux, tous miroirs, qui n’hésite pas ici à flirter avec la fable, le mythe. Sans oublier, ce serait peut-être là son fil conducteur, non pas le rôle, la responsabilité, mais peut-être d’une façon plus juste, comme débarrassée de tout carcan, la place de l’écrivain : que fait-il de lui ? de sa langue ? de ses histoires ? de ses sentiments ? de ses émotions ? de sa pensée ? Formé à la philosophie, Ricardo Menéndez Salmón écrit des romans, de la fiction, du faux donc, qui sans cesse interrogent le monde, l’écriture de ce monde, en un mot : notre chaos.
Enfants dans le temps, son septième livre traduit, est construit façon triptyque (décidément). Une sorte de fable à trois temps qui fait valser les hypothèses, les a priori, les implicites et farfouille du côté de l’inconnu, du secret. Comme à l’oblique, en choisissant des tangentes audacieuses, Ricardo Menéndez Salmón valse donc d’une histoire à l’autre, embarque Antares, tantôt personnage tantôt narrateur, dans trois récits – trois temps. Trois époques de sa vie, de son travail de menteur, d’imposteur… car Antares, double ou pas de Ricardo Menéndez Salmón, est écrivain. Mais gare ! Ici pas d’apitoiement sur la page blanche, les affres de la création, la douleur d’enfanter et autres sempiternelles pleurnicheries. En à peine deux cents pages, l’auteur espagnol touche à l’os, se met à nu, rien qu’en trifouillant le pourquoi et le comment de la littérature : à quoi ça sert d’écrire ? À quoi ça sert de lire ? Peut-être à apaiser, à aimer.
Puisque l’innocence est sans cesse bafouée, Enfants dans le temps se fait l’écho de l’enfance, celle blessée, brisée. Première histoire, La Blessure, façon sentimentale, hypnotique. Antares et sa femme sont confrontés à la mort de leur enfant. On y lit l’impossible deuil, une histoire d’amour à trois qui se désagrège : « Antares eut l’impression d’une chute. Il était préparé pour le désespoir, mais pas pour la folie. » La haine s’en vient. Son épouse : « Un jour tu écriras sur nous, sur ce moment. (…) Tu mettras des mots sur toute cette ruine, sur cette merde que nous sommes en train de devenir, et tu auras le sentiment d’être quitte envers moi, envers toi, envers notre enfant. Et moi je te haïrai pour cela. » Un simulacre de vie s’installe. Antares, l’écrivain, l’imposteur, devient mendiant, un type en quête de fiction, ou de cicatrisation. Deuxième histoire, La Cicatrice, façon parabole, prodigieuse et stupéfiante. Autre trio, presque une trinité. Arrivent en scène Joseph, Marie, Jésus. L’auteur invente une enfance au Christ, le rend vulnérable, humain en quelque sorte. Mais Jésus se rebiffe : « Pourquoi écris-tu sur moi ? » Voilà bien une question qu’il ne faut jamais poser à un écrivain. Sa réponse : « Ce que tu es devenu ne m’intéresse pas, mais mon attention a toujours été attirée par ce qui manquait de toi, ta partie invisible. » S’ensuivent des pages irrésistibles de dialogues, de joutes aussi philosophiques que burlesques, de tirs croisés enflammés. Jésus, pas content : « Ce qui te gêne le plus de moi c’est qu’on m’ait transformé en imposture. Je veux dire en personnage. » L’auteur, s’énervant, se justifiant : « Aucune fiction n’échappe à l’imposture. (…) La vie n’a de sens que comme récit. Et le récit, par définition, est faux. » Bing ! Troisième histoire, La Peau, faussement romantique, une sorte d’Annonciation revisitée avec subtilité, signe d’une réconciliation avec la vie. Une femme se cache en Crète, avec un désir de solitude, de laisser venir en elle une sérénité. Dans ce désert de pierres, elle rencontre un homme, jadis écrivain, jadis le talentueux Antares, « l’écrivain que le silence a avalé, et avec lui, avec le silence, l’oubli… » Entre ces deux-là, des paroles, un livre, La Cicatrice, une histoire de rédemption.
La boucle est bouclée. La vie continue, l’éphémère appartient à l’immor-talité. De même que l’on ne choisit pas son destin – écrivain par effraction – Ricardo Menéndez Salmón semble dire qu’il nous faut apprendre « à vivre avec le malheur et son contraire, qui n’est pas le bonheur, mais l’absence d’événements. Car de même que le contraire de l’amour n’est pas la haine, mais l’indifférence, celui de la peine n’est pas l’allégresse, mais le calme. »
Martine Laval
Enfants dans le temps
DE RICARDO MENENDEZ SALMON
Traduit de l’espagnol par Jean-Marie Saint-Lu, Jacqueline Chambon éditeur, 192 pages, 21 €
Domaine étranger Écrivain par effraction
février 2016 | Le Matricule des Anges n°170
| par
Martine Laval
Le nouveau roman de l’Espagnol Ricardo Menéndez Salmón est une envolée surprenante aussi lyrique que métaphysique sur l’enfance et la littérature.
Un livre
Écrivain par effraction
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°170
, février 2016.