La rumeur ne se laisse pas saisir. C’est un bruit vague d’abord, sans consistance. La rumeur au départ est menaçante. C’est, dit le Littré, « un bruit sourd excité par quelque mécontentement ». C’est aussi un bruit confus de plusieurs voix. Des bruits qui courent. C’est un mouvement qu’on n’arrête plus, dont le départ est surprenant, est mystérieux. La rumeur passe de voix en voix, comme les fables. Comme les rêves aussi. Fuyante et inquiétante. Elle se propage telle une fumée. De la fumée sans feu, selon Emmanuel Hocquard qui la compare aussi à des nuages et des brouillards, dans cette indétermination de ce qui n’a pas de bord, « à moins qu’elle ne se dissipe comme elle a commencé. » (Des nuages et des brouillards, Spectres Familiers, 1985) À moins qu’il n’en reste rien à la fin que son fantôme ou sa trace, mais quelle trace ?
Autant dire que la rumeur est dans la langue, ou bien qu’elle est ce qui dans la langue ne se laisse pas dire, ne se laisse dire que dans ce qui échappe toujours, insiste pourtant, toujours revient.
Que serait un livre dont la rumeur serait le sujet ? Que serait-il, dans cette mobilité, cette fugacité sans objet ? Que parviendrait-il à dire sinon ce qui ne se laisse dire qu’en se taisant ? Comment pourrait-il être, ce livre, autrement que comme fantôme de lui-même ? Pourrait-il s’écrire autrement que dans sa propre hésitation, au bord de son effacement ?
Dans N’oublie pas de respirer, Hélène Frappat fait de la fumée qu’aspire le fumeur ce qui dicte ses phrases, ce qui plus que ses phrases muettes finit par dire quelque chose. Le lieu de l’énonciation est un nuage, c’est un peu l’enjeu de ce livre. Ce qu’il y a à dire tient dans un souffle et la fumée qu’il expire. Une exhalaison. L’enfance est prise dans une fumée : « Les nuages du ciel d’hiver habitent chez nous. » De l’enfance remontent des odeurs et des brouillards, une rumeur. L’odeur des cigarettes que la mère, à Paris, substitue aux parfums de la Corse originelle, leur épaisse fumée, c’est à partir de là que cela s’écrit, puisque là gît l’innommable, puisque la fumée est le langage muet du deuil, son mutisme obstiné.
Plus que tout ce qu’il y aurait à raconter d’une enfance, ce livre se rend sensible à un « dialecte primitif, la langue de peur et de honte par laquelle nous parvient la plainte des damnés et des revenants. » C’est peu dire que la rumeur est son sujet. La rumeur du torrent dans le maquis. Celle des eaux du fleuve : sans doute le seul vrai langage qui se transmet de mère en fille. Ce qui d’une langue toujours échappe à la signification, court sous le sens et s’en remet à une prosodie plus insistante, qui avant tout conduit l’écriture, lui donne son rythme et son intonation, sa couleur et son souffle.
Si la langue est une rumeur, c’est que s’y font entendre tant de voix, comme un écho. C’est qu’un livre souvent, comme ici, peut se faire poreux à la rumeur d’autres voix plus obscures.
Le soir, avant de s’endormir, l’enfant demandait à sa mère, en guise d’histoire, de reproduire les conversations des vieux du village. Pas tant pour entendre le corse, cette langue dérivée de l’italien, que pour se réjouir de cet idiome « plus archaïque, traduisible non en mots mais en gestes, une pantomime où les haussements de sourcils, le plissement des yeux, le pincement des lèvres accompagnent une rythmique d’onomatopées modulant peu de consonnes, et un chant ironique de voyelles ». Pas tant pour entendre ce que dit une langue que pour jubiler dans cette rythmique très ancienne, par laquelle les paysans partagent avec leurs bêtes. Pas tant pour parler que pour babiller dans la langue maternelle et ce qui dans son rythme remonte, dans le sautillement des syllabes rendues à elles-mêmes, dans cette danse loin de toute grammaire, loin de tout : « Haho ! Hahè ! Hum ! Humbê ! Bêê ! »
Hélène Frappat cherche en écrivant ce livre à renouer avec le silence où s’enfermait sa mère, où se jeta son père. L’attention qu’elle porte, à tout ce qui vient des rêves ou des fables, à ce qui dans un parfum s’exhale, dans une odeur, fait de ce livre une troublante réussite. C’est un livre de l’ombre avec de coupants éclats. Une incursion dans la forêt obscure où les mots viennent de très loin, de la plus profonde enfance. On y croise des spectres nécessairement, puisque les fantômes sont bavards, comme les noyés. Puisque parler consister sans doute toujours un peu à conjurer la peur. Puisque celui qui lit N’oublie pas de respirer s’affronte à ses propres fantômes, c’est inévitable, même s’il décide de n’y pas céder, suivant en cela les conseils du livre, poursuivant son chemin.
Xavier Person
N’oublie pas de respirer
Hélène Frappat
Actes Sud, 92 pages, 12 €
Domaine français Fumée sans feu
octobre 2014 | Le Matricule des Anges n°157
| par
Xavier Person
Le vrai sujet de N’oublie pas de respirer d’Hélène Frappat est ce qui lui échappe. D’où sa réussite.
Un livre
Fumée sans feu
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°157
, octobre 2014.