On connaissait de lui Angleterre, une fable et Le Plaisir de la captive, tous deux publiés chez Corti, et récits pour le moins romanesques nous entraînant en Terre de feu, à la poursuite d’une femme condamnée ou sur les traces d’une troupe de théâtre. C’est sur une piste policière que semble d’abord nous amener son nouveau récit, La Nuit recommencée. Mais foin de pittoresque, le cambriolage furtif dont sont victimes les Chagas semble d’abord voué à se dissoudre dans l’oubli et la médiocrité d’un quartier sans histoires de La Plata. Pas pour leurs voisins : le narrateur et sa mère sont, chacun à leur manière, l’un bavard, l’autre quasi mutique, sur le qui-vive. L’un et l’autre sont les seuls en effet à savoir, tout au fond d’eux, ce qui se rejoue là, à plus de trente ans d’intervalle, alors que la paranoïa de la dictature a fait place aux démons de l’insécurité.
C’est petit à petit, par cercles concentriques que Leo, double de l’auteur, va s’approcher de l’événement, ou plutôt, du non-événement, qui a marqué sa jeunesse et ne cesse de hanter son écriture. Frustrante cette quête qui ne peut aboutir qu’à l’intangibilité du réel, à la fadeur des mensonges, à la pâleur des survivants : on se retrouve plutôt du côté de Patrick Modiano et de ses intrigues à encre sympathique que du côté de Ricardo Piglia, maître du roman noir argentin ; La Nuit recommencée pourra en lasser certains. À rebours du pèlerinage de mémoire et d’une conception naïve de l’Histoire, Leopoldo Brizuela creuse les non-dits sans renoncer aux incertitudes, aux latences, à l’ambiguïté d’une lâcheté qui s’avoue (et avoue son désir d’absolution, de rédemption par la littérature). Son entreprise de mise au jour de la mémoire, d’élaboration du témoignage de ceux qui ne témoignèrent pas s’inscrit dans une progression lente, minutieuse, mais in fine, vertigineuse : l’adulte se noie dans ses souvenirs, l’enfant n’en finit pas de jouer au piano et de regarder, incrédule complice, son père.
Au royaume de l’euphémisme, les phrases décollent peu à peu de la banalité qu’elles affichent (« Ils sont entrés chez nous dans la nuit de samedi à dimanche. », « Mais tu ne te rends pas compte que cette maison ne peut être la seule ? Qu’il est impossible que nous soyons les seuls à ne pas être inquiétés ! ») et s’ouvrent sur un mystère irrésolu. Ou comment l’on a pu passer de l’univers tranquille d’un quartier bourgeois aux cellules de l’ESMA (École supérieure de mécanique de la Marine), haut lieu de la torture des années Videla. Ou pourquoi les victimes déçoivent toujours. Où l’auteur tourne autour d’une photo d’enterrement et de groupe en noir et blanc.
Chloé Brendlé
La Nuit recommencée
Leopoldo Brizuela
Traduit de l’argentin par Gabriel Iaculli,
Seuil, 284 pages, 21 €
Domaine étranger L’œuvre du silence
mars 2014 | Le Matricule des Anges n°151
| par
Chloé Brendlé
Dans un roman au croisement de la fiction et du biographique, Leopoldo Brizuela convoque quelques fantômes de la longue nuit de la dictature argentine.
Un livre
L’œuvre du silence
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°151
, mars 2014.