Fuir l’oppression, le quotidien, les déceptions ; qui n’en a rêvé ? Honor Bright va jusqu’au bout de ses décisions, quittant l’Angleterre des années 1850 pour fendre l’Atlantique et refonder son existence parmi les États-Unis. L’héroïne de Tracy Chevalier, romancière américaine née en 1962 et vivant à Londres, ne fait pas que fuir, elle affronte le réel, pour se trouver.
Rejetée par un fiancé, Honor suit sa sœur qui va trouver un époux outre-Atlantique. Une traversée nauséeuse, la mort de la sœur, la solitude puis l’accueil chez une modiste dessinent des péripéties continues. Sans gâcher en rien les qualités de la jeune quakeresse qui aime la paix de la couture et les réunions religieuses d’ « Amis » et leur « lumière intérieure ». Accueillie dans une vaste ferme familiale, elle épouse l’entreprenant Jack, dont elle aura un enfant. Mais sa rencontre avec des esclaves fuyant le Sud pour atteindre la liberté canadienne, et « ville libérale » d’Oberlin, puis avec le cynique et troublant Donovan, chasseur de fugitifs, bouleversera son sens de l’humanité. Le suspense ira jusqu’à la traque, jusqu’au meurtre, peut-être nécessaire…
Entre roman historique et roman d’initiation, entre narration et lettres alternées, l’équilibre est parfait. Point trop de didactisme, ce qu’il faut de descriptions, pour faire surgir un monde aux richesses sensibles, comme au moyen d’une délicate écriture photographique.
Jamais Tracy Chevalier n’est superficielle. Si la facilité de lecture des premiers chapitres, aux perspectives modestes, peuvent nous donner cette impression, c’est par pudeur et modestie qu’elle ne cherche pas à en imposer à son lecteur. Peu à peu, des problématiques plus fines et politiques se font jour. Dans La Dernière Fugitive, dont nous tairons l’identité, c’est la thématique, certes rebattue, de l’esclavage qui s’impose. Mais avec un quelque chose de plus : la question de la liberté naturelle de l’individu, qu’il soit noir, ou femme. Quand Honor découvre les visages de couleurs, elle apprend non seulement la compassion, mais leur personnalité profonde. Quand elle s’écarte des lois implicites, puis révélées et justifiées, de sa belle-famille quaker, quand elle récuse une loi du Congrès qui interdit de porter assistance aux esclaves en fuite et ordonne de contribuer à leur arrestation, elle trouve et assume son libre-arbitre, entre « principes » moraux et « compromis ». Choisissant d’étendre « le silence des Réunions à l’ensemble de sa vie », s’affranchissant de jougs successifs, elle devient représentative de l’esprit du libéralisme politique des pères fondateurs des États-Unis.
Tracy Chevalier donne toujours une place considérable à l’œuvre d’art. Dans La Jeune Fille à la perle, elle écrivait à partir du tableau de Vermeer, dans La Dame à la licorne, c’était la tapisserie médiévale qui était son inspiratrice. Dans Prodigieuse créatures, où l’on croisait également une dimension féministe, des fossiles tenaient lieu de tableaux. Ici, plus ténus paraissent les « quilts », ces couvertures de « patchwork » ou d’ « appliqués », brodés avec un soin fabuleux et patient, cadeaux rituels de mariage et trésors familiaux. Pourtant, figurant l’existence d’Honor en fragments divers, et cousus entre eux, ils sont des mises en abîme, reflétant le roman en son entier. Ainsi elle agrège des morceaux de robes, de foulards et de tissus venus de lieux et de personnes qui jouent pour elle un rôle vital, dont le « gilet marron de Donovan ». De plus, Tracy Chevalier met au centre de sa maîtrise romanesque ce que les anciens appelaient l’ecphrasis, ou description d’œuvre d’art. Ce qui n’est pas le moindre mérite de la romancière experte à tisser un univers entre les pages.
Thierry Guinhut
La Dernière fugitive
Tracy Chevalier
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anouk Neuhoff
Quai Voltaire, 384 pages, 22 €
Domaine étranger Tissu romanesque
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Thierry Guinhut
Entre quakers et esclavagistes, la conquête de la liberté pour une jeune héroïne américaine, par Tracy Chevalier.
Un livre
Tissu romanesque
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.