En 1934, la NRF faisait paraître dans les quotidiens un encart publicitaire où s’alignaient les noms d’Henri Calet (La Belle Lurette), Jean Cassou (Massacres de Paris), Eugène Dabit (La Zone verte), Maurice Fombeure (Soldat), Pierre Herbart (Contre-ordre), Paul Nizan (Le Cheval de Troie) et, avant « le prochain roman de Louis Guilloux », Henri Pollès et ses Gueux de l’élite. Si l’on excepte Herbart toujours un peu négligé, l’aréopage est très flatteur pour Pollès, fils d’un capitaine au long cours breton, né à Tréguier le 13 juillet 1909, dont le nom vient d’être claironné.
En effet, le 20 mai 1933, il s’était fait remarquer en battant à plate couture Louis-Ferdinand Céline et son Voyage au bout de la nuit lors de l’attribution du Prix du roman populiste. Le Petit Parisien, qui se fend d’une brève illustrée d’une photographie évoque « un étudiant de vingt-deux ans taillé en athlète […] qui vient de débuter brillamment dans la vie littéraire avec un roman autobiographique évoquant l’âme populaire et bourgeoise de la Bretagne : Sophie de Tréguier. » Et Le Temps de préciser le lendemain qu’il est « établi à la Cité universitaire. […] Licencié en philosophie, il prépare tout en continuant ses études des pièces de théâtre, des romans et des scénarios. » Pour l’heure, il a gagné cinq mille francs.
Après avoir suivi durant la guerre les embarquements militaires de son père, sa famille s’installe à Nantes en 1919, ville où il obtient en 1925 son baccalauréat, avant de gagner Paris l’année suivante pour y suivre des études de philosophie. Il est attiré par la littérature et le journalisme, voudrait vivre de sa plume, ainsi qu’il l’explique dans son autobiographique Journal d’un raté (Gallimard, 1959), réjouissant et subtil exercice d’analyse du ratage (littéraire mais aussi humain, social, sentimental etc.) où sitôt asséné un ferme éloge de Jeunesse sans dieu d’Odon von Horvath, il moque gentiment la vieille Aurel, son salon littéraire plein de métromanes, son mari Alfred Mortier et quelques autres, en particulier lui-même, confronté à la difficulté de placer ses écrits. « Le journal Vendredi me prenait un papier de temps en temps ; et j’ai gardé l’habitude de lui en proposer un par semaine ; mais il ne va pas très bien ; il devrait bientôt s’appeler Samedi. […] On va offrir sa marchandise un peu plus loin, comme le petit commerçant, le colporteur de chinoiseries ». Et on s’échange des « tuyaux » avec le « confrère (qui comme la plupart des écrivassiers vit de cela comme les joueurs aux courses) ». Henri Pollès a du tempérament, et avec ça des idées nettes et parfois arrêtées, des opinions frappantes, une façon de les exprimer bien à lui dans des ouvrages plutôt épais à tonalité pamphlétaire.
Trois fois recalé au Goncourt.
Militant communiste, il écrit entre 1933 et 1936 pour Giustizia e Liberta, un journal italien contre le fascisme. En 1936, il se rend à Barcelone, convaincu que l’issue du conflit espagnol donnera une idée de l’évolution politique du Vieux Continent. Il donne son reportage à Vendredi puis s’enquiert de ces Gueux de l’élite (Gallimard, 1935) : il y brosse un tableau net de la situation des prolétaires intellectuels qui paraît valable à nouveau, étonnamment. Il embraye avec L’Opéra politique, un pamphlet comme les totalitarismes d’extrême-droite en 1939, l’année même où Sergueï Tchakhotine publie son classique Viol des foules par la propagande politique ! Et voici, imprimé en juillet 1939 Toute guerre se fait la nuit et ses pages venimeuses contre les Soviets qui se voient interdites de diffusion par le gouvernement de Daladier. Celui qui se décrivait comme le « voyeur de la mort » lors de son séjour espagnol y fait part d’un scepticisme hautain et désabusé, sentiment encore réitéré dans sa Psychanalyse du communisme (H. Lefebvre, 1949).
Marié en 1939, il suit l’exode en 1940 à Bordeaux puis se réfugie en Provence où il fait la connaissance de Giono avant de rentrer à Paris en 1942 et de s’installer à Brunoy (Essonne). A partir de 1945, une succession de déveines notables dont la première lui inspire son délicieux Journal d’un raté, ces « chroniques cyniques et picaresques en forme de pamphlet » (dixit son éditeur) : trois fois de suite, il rate le Goncourt avec Toute guerre se fait la nuit (Gallimard, 1945), Amour ma douce mort (id., 1963) et Le Fils de l’auteur (id., 1964). S’il écrit toujours essais, romans, scenarii et pièces radiophoniques, c’est une traversée du désert qui s’est ouvert devant lui à la Libération. Pour nourrir ses quatre enfants, il devient courtier en livres anciens spécialisé dans les volumes dépareillés, activité qui lui permet d’assouvir sa collectionnite et sa passion des romantiques, et notamment de Chateaubriand. Mais il n’a pas cessé d’écrire et l’éditeur Henri Lefebvre prend la relève en donnant l’étonnant Les Drapeaux habillent mal (1962), un essai où il décrypte « les ismes et les hommes » depuis le j’m’en foutisme jusqu’au nudisme en passant par le « Qualqunisme » et le carriérisme… Jean Giono considère qu’il s’agit là d’une « grande entreprise », quand Kleber Haedens y voit un « roman extraordinaire ».
Il faut attendre vingt ans et la publication de Sur le fleuve de sang vient parfois un beau navire (Julliard-Âge d’homme), énorme roman sur sa ville natale durant la guerre de 1914, pour qu’il renoue avec la notoriété. Il obtient même en 1982 le Prix Morand de l’Académie française ainsi que le Grand Prix du roman des Écrivains de l’Ouest. Il publie encore ses Lettres à ma morte (A. Michel, 1986) et entreprend la rédaction d’un étrange Journal de la mort dont le manuscrit disparaît avec lui le 30 septembre 1994 dans l’incendie de sa maison de Brunoy. Par extraordinaire, un état antérieur de son texte réapparaît et permet la parution en 2010 de cette ultime radioscopie, implacable.
Éric Dussert
Égarés, oubliés Poil à gratter
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Éric Dussert
Romancier audacieux, Henri Pollès a emprunté des voies personnelles avec un grand sens de la contestation et une humilité pleine d’ironie.
Poil à gratter
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.