Premier volet de son œuvre complète (dont Y a-t-il lieu d’écrire ? et Épitaphes seront la suite) Légende posthume nous donne à suivre l’ordre recomposé, selon ce qu’en voulut l’auteur avant sa mort, des poèmes écrits entre 1967 et 1974, redistribués ici en deux grands ensembles, Le sujet est la clairière de son corps (initialement publié par Jacques Dupin aux éditions Maeght en 1975, l’un des premiers à l’avoir reconnu en France avec, entre autres, Michel Deguy, Martine Broda, Alain Veinstein…), et Rochepluie. Refusant et de briller en société et de s’y complaire, ayant choisi radicalement l’esseulement et la présence d’une douleur sans nom que sa mère semble lui avoir transmise comme un mal d’enfance inéluctable, Charles Racine, s’il s’égarait dans ses mots, savait pourtant quelle sorte de bombe à retardement ils deviendraient : « si je m’égare, écrivait-il/ c’est pour prendre une rupture dans mes bras ». À cet impératif, il ne cessa de répondre et d’abord, semble-t-on subodorer, s’y fut-il rendu à sa possibilité qu’en passant par le traumatisme du suicide (par pendaison) de sa mère… : « la corde prit le col de la mère/ au sapin muet que balance le vent/ d’automne qui m’absente du martyre/ de l’enfant qui assiste au martyre de la mère », est-il écrit par deux fois en deux endroits du livre, quand, plus loin, lui-même confie que « rien n’épelle ton droit tu descends et couche à ses pieds ».
Ce savoir lui donne un droit incondition-nel : il consiste à entendre « la corde/ s’écouler le long de (s)on cou » ; et à cette condition seule, par laquelle sa mère meurt, il répond encore, retournant sa langue (celle de sa mère) sur la sienne propre. Cette décision, par laquelle en apparence il se sauve, lui fera donc choisir d’écrire dans la langue suisse romane, refusant le suisse alémanique de son père, dont il rejettera autant le patronyme. C’est dans cet écart, qui est autant une opération qu’une fourche entrée en lui selon deux courants opposés (un écartèlement jamais apaisé), que Charles Racine signe et saigne ce qu’écrire signifie pour lui : « table de détresse/ musique oublieuse/ de l’oracle/ souvenu dans l’ouïe/ mise sur le métier ».
Ce tablier de vengeance portée contre lui-même, la dernière page de Rochepluie, titrée « Autobiographie », vient le compléter d’un programme tout hölderlinien : « Sous l’offensive divine que son regard doit contenir l’homme vacille sous la pression du chant dont il doit évacuer la voix mortelle ». Tel est ce à quoi Racine veut donner voix, sachant déjà qu’ici même les hommes sont toujours dans le « défaut de rémunération », que le lot qui les attend, quel que soit le dieu qu’ils invoquent, ne les renverra qu’au rien ruineux de leur prétention. Il l’écrit magnifiquement, mêlant sa rage à une ironie ravageuse, tout entrée dans une logique où les segments de phrases se répètent, s’enchâssent en se réitérant, appuyant leur propre insistance sur une logique lente sans finalité.
Les pages qui ouvrent et ferment Rochepluie sont tout simplement renversantes : on y voit à l’œuvre une espièglerie digne d’enfants terribles, sortant aussi vite une lame de couteau qu’un masque grimaçant de foire : « Où irait cette encre qui ne peut s’écouler ?// Cette pensée est d’encre qui ne peut s’écouler// Elle se replie et envahit la page// Cette pensée est d’encre/ qui fors l’estuaire ne peut s’écouler// Cette pensée est d’encre qui ne peut s’écouler// Cette pensée est d’encre/ qui n’a point d’estuaire/ est d’encre qu’elle disperse/ et qui la rejoint ». La situation d’exil permanent à laquelle Racine se heurta, écrivant un français qui doit parfois à la syntaxe allemande, déplaçant les codes de la grammaire en jouant sur les temps et leur concordance, recourant à des mots rares, inusités, voire des néologismes (échologue, andaine, emblave, ne serge, ci celui, carène, etc.) construit son « (bazar du) cas », et le mène à cette corbeille où renaître y serait vérifier que « depuis mon suicide/ je suis différent je suis moins malheureux// De la couronne qui me découvre,/ dont je suis creusé, ébauché// J’éprouvai ein Hauch de bonheur ».
Un souffle de légèreté, en somme, par lequel Racine nomme autant une enfance de l’écriture que celle où elle « édifie son jeu/ sous la lampe qu’il (l’enfant) éteint »… Si Jacques Dupin ne put manquer de reconnaître chez cet homme aux « yeux vifs, inquiets, les traits émaciés, une sorte d ‘avidité impatiente dans la voix (qui) trahissait sa condition de poète déplacé », c’est qu’il sentit en lui tôt, non un mal d’enfance, mais plutôt une conscience acérée : cela qu’il fallut, par-delà la pourriture, sauver : par exemple « le silence des fleurs blanches est-ce ta voix/ le murmure de la feuille ta joie de me voir/ est-ce la plume qui court/ (…) les mots que tu laisses ».
Emmanuel Laugier
Légende posthume (œuvre 1) de Charles Racine
Édition établie par Frédéric Marteau et Gudrun Racine,
préface d’Yves Peyré,
Éditions Grèges, 208 pages, 22 €
Poésie Au col de l’accent violent
octobre 2013 | Le Matricule des Anges n°147
| par
Emmanuel Laugier
Disparu en 1995 à l’âge de 62 ans, Charles Racine ne cesse de revenir hanter la langue de la poésie française d’une langue ravagée par la douleur et l’ironie.
Un livre
Au col de l’accent violent
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°147
, octobre 2013.