L’ambition de Jan Guillou peut sembler démesurée : brosser l’histoire de l’Europe du XXe siècle en une vaste fresque romanesque, non pas en racontant des événements historiques mais en nous les faisant vivre. Il l’explique lui-même : « En suivant les péripéties de mes héros à travers l’Europe du XXe siècle, nous ne pouvons qu’être confrontés aux questions centrales posées par la littérature. Être humain qu’est-ce que cela signifie ? Comment sommes-nous devenus ce que nous sommes aujourd’hui »
Jan Guillou est une personnalité étonnante. Né en 1944 d’une mère norvégienne et d’un père français, il est l’un des plus célèbres écrivains et journalistes suédois. Homme engagé, il a dénoncé un scandale lié aux services secrets suédois ce qui lui a valu quelques mois de prison. Il a écrit sur quasiment tous les grands événements récents de l’actualité contemporaine et sa vision du monde actuel dont il dénonce la violence, demeure très critique (lire La Fabrique de violence sur le système éducatif).
Le premier volet de son Siècle des grandes aventures se déroule au tout début du XXe siècle. Les trois frères Lauritzen, dont le père modeste pêcheur a disparu en mer, bénéficient d’un généreux financement de leurs études à la prestigieuse université de Dresde. Les voilà donc en 1901 « ingénieurs diplômés » et le siècle s’ouvre à eux. C’est une longue période de paix et de prospérité qui doit commencer pour l’Europe, un siècle qui récompensera les plus méritants et éloignera à jamais les spectres de guerre et de révolution.
Modes et travaux.
Autour de ces trois jeunes Norvégiens, Lauritz, Oscar et Sverre, Jan Guillou débute une véritable épopée : Les Ingénieurs du bout du monde. En Norvège, entre Bergen et Kristiana et en Afrique, entre Dar es-Salaam et le lac Tanganyika, ces « ingénieurs-héros » vont construire des voies ferrées, percer des tunnels, bâtir des ponts, dans les pires conditions climatiques. Rien ne semble pouvoir les arrêter.
Les combats, fussent-ils technologiques, ne suffisent pas à caractériser une épopée. Une grande place doit aussi être donnée à l’amour. Et là pour nos jeunes héros, c’est plus compliqué. Lauritz vit un amour impossible. Il est amoureux de la fille d’un baron allemand qui s’oppose à leur union et se console en rêvant : « il se voit à la barre d’un bateau, le vent de la mer soufflant dans les cheveux d’Ingeborg » . Il y a un peu du héros viking chez Lauritz. Et si Oscar lui, part en Afrique, c’est à la suite d’une déception amoureuse. « Oscar avait déserté tel un petit chien, la main sur son front brûlant d’amour malheureux et de fierté blessée, sans doute vêtu d’une veste bleue et d’un pantalon jaune, comme ce grand benêt imaginé par Goethe ». Quant à Sverre le plus jeune, il disparaît très vite, du moins dans ce premier volet. Il est amoureux d’un homme et ira cacher son homosexualité à Londres.
Lauritz et Oscar exercent donc leurs activités, le premier en Norvège le second en Afrique et leurs aventures s’articulent à merveille. Les deux frères se ressemblent, se comprennent et se complètent parfaitement. Le récit se déploie au rythme de leurs chantiers qui avancent implacablement comme animés par le souffle de Guillou. Il fourmille d’anecdotes, d’événements imprévus, de rebondissements qui tiennent le lecteur en haleine mais il est aussi teinté d’ironie, et parfois féroce.
Lauritz est convié aux Régates de Kiel, où la noblesse allemande se réunit autour de l’empereur. C’est surtout une « foire au mariage » parfaitement grotesque. Lauritz participe à la régate. De ses qualités de marin dépendra son destin avec Ingeborg. Son frère Oscar affronte d’autres épreuves. Il organise une pitoyable chasse à un lion très vieux très fatigué. Il se bat contre des cannibales qui seront traduits en justice, ce qui offre à Guillou l’opportunité de se moquer des arguties de la justice allemande face auxquelles Oscar est dépassé et humilié…
Les talents de Guillou s’exercent dans tous les domaines. Les problèmes ardus d’ingénierie, les subtilités de navigation, les plaidoiries devant un tribunal deviennent sous sa plume des sujets passionnants. Son écriture est toujours précise et parfaitement documentée contribuant à la crédibilité de ses personnages. Personnages qui se révèlent au fil du récit moins comme les héros d’une épopée que des êtres humains avec toute leur ambivalence. Qui ne s’est pas un jour laissé bercer par les illusions du progrès ? Leurs rêves étaient trop beaux et la Première Guerre mondiale y met un terme. Le « réveil » est certes un peu difficile à la fin du roman mais le lecteur n’a qu’une envie : découvrir la suite.
Yves Le Gall
Les Ingénieurs du bout du monde :
« Le siècle des grandes aventures »
Volume I
Jan Guillou
Traduit du suédois par Philippe Bouquet
Actes Sud, 624 pages, 26,80 €
Domaine étranger Illusions techniques
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Yves Le Gall
L’écrivain suédois Jan Guillou revisite le siècle dernier à travers des bâtisseurs du bout du monde. Une saga pour l’été.
Un livre
Illusions techniques
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.