Quel dommage que Philippe Muray (1945-2006) n’ait plus fini que par écrire sur ce qu’il détestait. Car il savait aussi magnifiquement écrire sur ce qu’il aimait comme le prouve la réédition de son essai sur Rubens (1991). Un livre dont la verve flamboyante, la féroce et joyeuse appétence verbale relèvent du pur plaisir, de l’émotion érotique qui est à la source de l’intérêt qu’on peut ressentir pour l’œuvre d’un peintre. « On tremble devant une peinture, ou on ne tremble pas, on frémit ou non, ça vient ou ça ne vient pas. »
À l’origine donc, cette évidence « naïve et radieuse », et le désir de Muray d’habiter l’œuvre de Rubens, de la pénétrer en en parlant. Il s’agit pour lui de s’approcher au plus près de la peinture, d’entrer dans son intimité, de faire comprendre qu’un tableau est bien plus qu’une « surface recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ». Rubens alors devient un « contemporain brûlant ». « Je ne déterre pas un mort, je révèle un furieux vivant qui m’éblouit ». Peintre universellement reconnu, Rubens n’avait jamais suscité le désir d’aucun écrivain. Sans doute parce qu’il n’a rien d’un artiste maudit : pas de scandales, de drames horribles ou de mystère, rien du chemin de croix qu’on imagine devoir être la vie d’un grand artiste. Quand sa première femme meurt de la peste, il se montre stoïque et surmontera la crise en peignant des nus de femmes, des étoffes « aussi nerveuses que des frissons à fleur de peau ». Incarnation de la non-culpabilité, il n’aura que le désir de construire une fortune et de se faire respecter.
« cinglantes insultes au Consensus ».
Né en 1577, en Allemagne où ses parents étaient exilés, il parlait, à 14 ans, le flamand, l’allemand, le français et n’entra dans un atelier qu’à 15 ans passés, ce qui est bien tard pour l’époque. Il aura plusieurs maîtres avant de devenir officiellement peintre à 23 ans, et de partir pour l’Italie, la Terre Sainte de la peinture. Commence alors une incroyable carrière qui le verra ne renoncer à rien. Peintre terrifiant d’efficacité, monstrueux de fécondité – environ 1400 tableaux –, il deviendra le confident des princes, multipliera les missions diplomatiques, aimera deux femmes, élèvera huit enfants. Il fréquentera les Cours de Paris, de Londres, de Madrid mais c’est à Anvers qu’il s’établira, une ville mutilée par les guerres de religion et où les églises étaient en reconstruction, « ce qui signifie autant de murs vides, de Saintes Familles à peindre, d’Ascensions, de Résurrections, d’Adorations des mages ou des bergers ». Pour conforter la Contre-Réforme, il fallait mobiliser toutes les effervescences, toute la beauté, n’avoir peur ni des courbes ni des cuisses ni de seins qui, parmi nuées, ruissellements soyeux et envols d’anges, ne pouvaient que contribuer à la gloire de l’Église. L’histoire sainte convenue, la mythologie, Rubens les surcharge de chair car ce qu’il aime avant tout c’est peindre des femmes. Une passion pour les filles nues qui est sans doute la grande réalité oubliée de l’art, nous dit Muray.
Si c’est bien au nu que se voit le mérite de la peinture comme le prétendait Rubens, il faut admettre que « ce ne sont pas des tableaux qu’il montre, mais le plaisir qu’il a eu à les faire ». Des dizaines de Vénus, les Trois Grâces, des nymphes, des madones, des Enlèvements, des chasses, des satyres, des centaures, le plaisir de Rubens consiste toujours à mettre le maximum de figures en mouvement dans le minimum de place, et surtout à mettre la main sur des volumes. Toute la scène rubénienne se ramasse dans ce geste. « L’art de la peinture résulte d’un art du toucher inséparable de l’art de la caresse. » Ce que peint Rubens, c’est le trouble même de son désir, l’emportement de sa volupté. D’où l’éternel retour de filles nues, l’énergie de leurs rondeurs, leur « force de frappe radieuse, leur fermeté balistique ».Tout doit être en même temps vu, senti, touché, goûté, entendu. « Repousser les limites du plaisir semble avoir été sa seule finalité. » Un déluge de carnations, une voracité, une joie de vivre, un éclat, une splendeur éclatante d’irrespect qui font la gloire de Rubens.
Rubens, c’est « la peinture en soi », « le Désirable en soi », l’art de porter à son comble l’illusion de la chair à la surface du tableau. Rubens ou les femmes comme raison même de peindre. Des femmes plantureuses, en gros plan, « cinglantes insultes au Consensus » contemporain. « Tous les génies sont des esprits grossisseurs. » Désirables, désirantes, denses, consolantes, « blocs d’énergie pure », elles illustrent un monde d’au-delà le Bien et le Mal. On accepte ou pas cette profanation de l’esprit de sérieux par la chair, on a le droit d’aimer ou pas, mais à condition de savoir que la peinture est aussi une vue de l’esprit, un spectacle, du théâtre.
Richard Blin
La Gloire de Rubens
Philippe Muray
Les Belles Lettres, 272 pages, 23 €
Essais Éloge de l’opulence
juillet 2013 | Le Matricule des Anges n°145
| par
Richard Blin
Avec Rubens, cet Homère de la peinture, comme disait Delacroix, c’est la peinture faite chair que célèbre Philippe Muray.
Un livre
Éloge de l’opulence
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°145
, juillet 2013.