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Traduction Aurélie Tronchet*

juin 2013 | Le Matricule des Anges n°144

Esprit d’hiver, de Laura Kasischke

Non, je n’ai jamais lu Laura Kasischke », ai-je répondu à Dominique Bourgois qui, non offusquée par ma réponse, a poursuivi : « Vous avez des enfants, Aurélie ? – Oui, deux filles. – Parfait, vous traduisez le dernier Laura Kasischke. »
C’était bien la première fois qu’on me confiait une traduction sur ce critère privé – pas uniquement, bien heureusement. Il m’a fallu à peine quelques heures urgentes pour lire Esprit d’hiver, sans doute les quelques heures que ce roman dépeint de cette journée de Noël qu’une mère et sa fille adolescente adoptive passent enfermées, prisonnières du blizzard et de leur histoire. J’ai ensuite adressé un message à Dominique Bourgois : « Ce roman est terrible. Terrible. » Terrible comme ce qui suscite l’angoisse, la tension, la suffocation, la paralysie, le temps suspendu de l’effroi. Bien sûr que le fait d’être mère a teinté ma lecture. Évidemment que cette terreur est celle projetée sur ma vie, mais il fallait bien que l’auteur use d’un langage propre à s’immiscer dans mon intimité. Je n’ai pas su, ou pu, comme je le fais habituellement, me retrancher derrière un déchiffrage me permettant de tracer la cartographie de l’environnement de mots dans lequel je vais m’installer pendant plusieurs semaines. Je me suis laissée aspirer en lectrice candide, oubliant que j’allais me retrouver avec ce texte entre les pattes pour tenter d’en transmettre la justesse. Pour me détacher de cette expérience de lecture, je me suis plongée ensuite dans les traductions précédentes à dessein d’harmoniser l’œuvre de l’auteur en français, dans le respect du travail qui avait été publié, mais également de définir précisément la place de ce roman dans cet ensemble et lui donner sa personnalité.
Esprit d’hiver, je m’en suis alors rendu compte, est à la fois caractéristique et perturbateur dans la bibliographie de Laura Kasischke. Plus chaotique, plus épurée, l’écriture y semble déshabillée pour coller à la syntaxe brute de la pensée, de la digression, donc moins structurée, d’autant moins cohérente qu’elle semble contaminée au fil des pages par la folie. Voilà comment elle était entrée sans forcer en moi : l’évidente simplicité de sa phrase. J’ai été également sensible à la poésie un peu cruelle qu’elle distille dans ses romans, comme un viatique face à la tragédie latente. Si je devais illustrer Esprit d’hiver, j’opterais pour l’exercice pictural de la Vanité, un crâne empli de roses. Dans ce roman, plus qu’une évocation de sensations, la poésie s’expose en sujet à travers l’impulsion du personnage principal, son besoin de retranscription d’une intuition qui initie sa journée. À partir de cet élan – sans conteste similaire à celui de l’auteur –, le texte se tisse en couches de gestes sur couches de réflexions, bâtissant le vide décousu et si particulier de l’expérience solitaire, à la fois commune et extraordinaire. Une fois encore, le grain de sable enraye l’engrenage dans un procédé proche du fantastique que l’auteur a à cœur de façonner dans chacun de ses livres : déstabiliser progressivement l’axe ordinaire des minutes, comme la roue qui se décale pour échapper à son centre, jusqu’à l’accident. Rien, cependant, dans Esprit d’hiver ne semblait ralentir le temps ni retarder une issue fatale, malgré ses allées et venues frénétiques entre réminiscences et turbulences du présent. Le texte est relativement court, la progression pourrait donc sembler rapide, pourtant la narration est proche du halètement, alternance de souffles coupés et de profondes inspirations. À force de relecture du texte et de recherche du mot simple qui reflète la pensée – il fallait rester au plus près de la formulation intérieure spontanée –, je me suis laissé habiter par la petite voix du personnage principal, si bien que, par moments, je devais me reprendre d’une rédaction à la première personne, ne parvenant pas à me préserver de la proximité du langage.
La traduction requiert évidemment un ajustement empathique, illusoirement avec l’auteur, plus pertinemment avec son geste en écriture – en saisir les articulations, les directions et les rythmes de sorte d’en refléter la fluidité. Dans le cas d’Esprit d’hiver, j’ai le sentiment d’avoir été dépassée et envahie, au sens guerrier du terme. Je me suis pris ce texte dans la figure sans autre choix que d’en amortir l’impact intime pour contrôler la progression ténue du roman. Ce fut à la fois un écueil et un cadeau, oscillant entre l’inconfort et son contraire dans la confrontation du connu — mon identité de mère, de femme, mes origines russes, ma familiarité avec la maladie qui décime une famille. C’était beaucoup et pourtant je n’aurais pu en espérer autant. L’évitement et le déni, stratégies embrassées tout au long d’Esprit d’hiver, se devaient d’être sublimés pour arriver au plus près de cette « petite voix » que Laura Kasischke semble vouloir faire chanter dans la tête du lecteur. J’ai joué des coudes et pris mon temps, tout en ayant le sentiment de retenir une bête de viscères qui s’emballe. Les conditions dans lesquelles j’ai traduit ce texte m’y ont aidée : j’ai travaillé à partir de plusieurs versions au fur et à mesure des corrections et commentaires de l’auteur et de l’éditrice américaine – Esprit d’hiver paraît en avant-première en France, ce qui en dit long sur l’attachement de Dominique Bourgois au travail de Laura Kasischke. Certes j’ai pesté en voyant que certains passages qui m’avaient paru importants disparaissaient, mais observé aussi de quelle manière l’auteur détricotait par ailleurs pour développer d’autres motifs. Là où le texte suscitait une urgence, le contexte m’a imposé une mesure. Je m’efforce, depuis, de me rappeler cette mesure à chaque roman de Laura Kasischke que je lis, mais aussi chaque fois que je pénètre dans les chambres de mes filles.

* A traduit entre autres Chuck Logan, Mark Henshaw, Craig Russell, Declan Hughes. Esprit d’hiver paraît aux éditions Christian Bourgois le 22 août.

Aurélie Tronchet*
Le Matricule des Anges n°144 , juin 2013.
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