Clown blanc :
La neige l’avait quelque peu congelé. Au terme d’une longue promenade – ces acharnés périples qui épuisaient tant son fidèle hagiographe, Carl Seelig. Allers-retours à l’asile. Interné de 1929 à 1956 – soit vingt-sept ans. Installé dans une folie très relative où sans doute il entendait surtout rompre avec la souffrance, et gagner la paix. L’écriture ? Il avait jeté l’éponge. En 1929, âgé de 51 ans, jamais il n’avait connu l’ombre du moindre succès. Kafka, lui, était mort cinq ans plus tôt, guère plus reconnu, à 41 ans.
J’imagine Kafka riant à la lecture des articles de Walser. Mais de Walser, si quelqu’un me semble proche, c’est bien le Melville de Bartleby. Et Dickens aussi, parfois. Et le Flaubert de Bouvard et Pécuchet, bien sûr. Autant dire qu’entre Walser et Kafka, vorace lecteur de Dickens et de Flaubert, on glisserait à peine une feuille de givre (Le Château se perd dans une neige tout aussi profonde – mais nocturne).
Coïncidence ou pas, j’ai lu Walser à ma sortie de Sainte-Anne (où j’ai rédigé une partie de Dans la nuit des chevaux). Trente ans après Kafka, j’y ai découvert une autre approche de l’écriture, plus circonspecte, capricieuse et dansante. Un art de l’arabesque qui n’allait certes pas me faire changer mon fusil d’épaule, mais m’orienter vers plus de souplesse. Cette gracieuse irrévérence, cette sexualité narquoise bien éloignée du blizzard kafkaïen, cette douce et cinglante dérision qui balayait toute certitude d’une fantasque pirouette, j’y ai retrouvé l’écho d’un autre, magistral illusionniste – Buster Keaton – et celui d’une figure également fondatrice : le blafard Pierrot de Watteau. Mais, surtout, un chant joyeusement anarchique, un jeu de marionnettes et de farfadets, un subtil carnaval amoureux qui ressuscitait Schumann, ses humeurs et ses fulgurances.
Et puis, Robert Walser, timide enfant terrible, m’aura légué ce testament terrible – qu’au terme d’une vie, l’écriture se résume à une poignée de neige.
Bruno Krebs
Dernier livre paru : Sans rive (L’Arpenteur)
Walseriana :
Le pays de Robert Walser est fait de montagnes, de vallées, de plaines paresseuses ou de capricieuses collines. Les alpages juvéniles succèdent aux immémoriales forêts, et les paisibles prairies aux vergers délicats. Il neige. La tendre rive des lacs apprivoise de gentilles bourgades endormies, les sources murmurent d’étonnants secrets dans les creux de verdure. L’orage du soir d’été monte au-dessus des cimes. L’automnale pluie frappe au carreau de la fenêtre. La mansarde est silencieuse et danse à la flamme primesautière de la chandelle. Le pays de Robert Walser est immense et minuscule, prodigieusement insignifiant et considérable, c’est le pays de l’écriture, – quand elle s’invente ingénument d’enfantins horizons. Mais comment écrire quand on échoue sciemment à devenir ce qu’il convient d’appeler un homme de lettres ? Comment écrire quand vous vous sentez...
Dossier
Robert Walser
Quelle résonance l’œuvre de Walser a-t-elle sur votre conception de la littérature ?
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138