Maintenant que je sais que les mots ne pèsent rien face aux faits, que le sang noie le dialogue et que l’espoir se perd dès les premières questions, les premières accusations (…) les premiers coups sur les tempes, sur la nuque. Tout espoir est perdu lorsque tu vois comment tu es malmené, rabaissé au rang d’objet, d’objet inutile – toute la nuit, ce n’est que lamentations – par des gens aux côtés de qui tu as vécu, avec qui tu as bavardé, discuté, et voilà qu’ils ne te parlent plus, qu’ils t’oublient, qu’ils t’ignorent. » Ainsi monologue Longares, l’ancien maire d’un petit village reculé d’Espagne, du fond d’une prison improvisée, alors qu’il attend son exécution. Bientôt, dans la petite ville désertée, il devra affronter les bourreaux tout aussi improvisés « derrière un rempart de sacs où sont disposées deux mitrailleuses ». Il poursuit son monologue jusqu’à la dernière seconde, suppose-t-on : « quelqu’un, d’une voix rauque – le sang va tous nous engloutir ! – fait l’appel, l’appel, en cet instant un triste et macabre appel ! A cet instant de l’aube, de l’aube pure… » La construction de ce roman polyphonique fait ainsi se succéder les voix : celles des victimes, des républicains, des démocrates devine-t-on peu à peu, et celles de leurs meurtriers ou tortionnaires, conservateurs, royalistes, que la nouvelle d’un changement de régime incite à la vengeance, au défoulement de la colère. Notable ou colporteur, curé ou vieille fille opprimée, tous, en ces quelques jours (l’unité de temps est aussi efficacement respectée que l’unité de lieu et l’unité d’action), vont être livrés à la violence nue, qui les dépasse et les laisse, à la fin, sans vie ou sans conscience.
La succession, l’entremêlement des monologues ou dialogues hachés, souvent elliptiques, perd le lecteur dans un premier temps : sans doute est-ce là le moyen de nous faire un peu sentir le trouble que cause l’accélération des événements, en de telles circonstances. Mais de rapides sommaires, disposés à intervalles irréguliers, permettent de donner, avec habileté et discrétion, les repères nécessaires. Nous comprenons alors ce qui, dès l’incipit, se trouve au cœur de ces récits enchevêtrés : une chasse à l’homme, la traque impitoyable d’un être concret, ô combien charnel, mais symbole aussi de la puissance haïe de l’argent, l’usurier Braulio.
Labordeta (né en 1935, il est mort il y a peu, en 2010) fut une figure historique de l’engagement par les mots : sorte de Brassens ou de Ferré espagnol, auteur du célèbre Canto à la Libertad, hymne officieux de l’Aragon, il fut député de cette région de 2000 à 2008, un député âpre et combatif, célèbre en particulier pour un violent « A la mierda » à ses adversaires – qu’il fit graver sur sa tombe. Il n’est donc pas étonnant que Dans le tourbillon, publié en 1974, ait été immédiatement censuré (l’interminable et pitoyable agonie de Franco aura lieu en 1975). L’Espagne de la guerre civile est en effet reconnaissable : le poids du catholicisme étouffant, les frontières visibles et peu perméables entre les classes sociales, même au sein d’un village si modeste, et surtout l’évocation d’une terre ingrate, de la désolation de l’été caniculaire, nous renvoient aussi bien à certaines pages de L’Espoir qu’à la terrible évocation de la Terre sans pain de Buñuel. Mais ce qui fait la force de ces pages, c’est, au-delà de ce réalisme, la dimension presque allégorique du récit : ce qui nous ici raconté pourrait avoir eu lieu, aussi tragiquement, dans l’Ukraine de 1918, la Bosnie de 1994 ou le Rwanda de 1994. Ici et là celui qui prend les armes peut déclarer : « La légalité, désormais, c’est moi, moi, moi ! Je suis le seul et unique représentant de la légalité et ce vieux pistolet fera respecter la Loi ! Fini les sensibleries ! L’heure est venue de remettre les choses en ordre ! Chacun là où il doit être, à sa place, à la place qui lui revient ! » Aller reprendre à l’usurier – comme au juif en d’autres lieux – le bien qu’il a amassé est une « mesure d’hygiène sociale » – et l’on peut, sans remords, laisser son corps pourrir accroché à un pin, livré à l’appétit des vautours. Les voisins, eux, hier inoffensifs, les camarades avec qui on a vécu le même service militaire ou « la guerre d’Afrique », un matin se réveillent, se révèlent vos ennemis et l’on voit « la mort jaillie du visage de ces gens qui maintenant nous regardent effrontément ».
C’est que la guerre civile est bien une « orgie » qui enivre et dénature jusqu’aux liens du sang : la sœur, hier pleine d’une « placide douceur », voit aujourd’hui avec joie, anti-Antigone, le cadavre de son frère laissé sans sépulture devant sa porte. « Ensuite, avec les pluies de ce printemps-là, les dernières traces disparurent. »
Thierry Cecille
Dans le tourbillon
José Antonio Labordeta
Traduit de l’espagnol par Jean-Jacques et Marie-Neige Fleury
Éditions Attila, 162 pages, 15 €
Domaine étranger Danse macabre
novembre 2011 | Le Matricule des Anges n°128
| par
Thierry Cecille
Un village espagnol s’abandonne à la haine rageuse : José Antonio Labordeta dresse l’autopsie intemporelle de la guerre civile.
Un livre
Danse macabre
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°128
, novembre 2011.