Ils sont nombreux ceux qui, comme Victorien Salagnon, ont pris les armes à l’adolescence contre l’occupant allemand, pour ne les déposer qu’avec l’indépendance de l’Algérie. Entre-temps ils auront connu la guerre dite d’Indochine, épisode négligé de l’histoire, peut-être parce qu’il n’impliqua que des soldats de métier.
Une guerre de vingt ans donc, mais dont le terme véritable semble repoussé lorsque, sur le territoire national l’incendie se rallume ; lorsque certains nostalgiques inconsolables profèrent des discours d’assiégés à l’encontre de ceux – souvent originaires des territoires perdus – qui incarnent un grave danger pour l’ordre et les biens de la République.
C’est peu dire qu’avec cette matière Alexis Jenni, dont il s’agit du premier roman, s’attelle à un sujet vertigineux. L’auteur s’autorise à fouiller les tréfonds de la mémoire et de la conscience nationales. Il dresse un réquisitoire d’une grande densité sur le fait colonial et les guerres menées en son nom, analysant très finement, avec gravité et d’humour, les résonances contemporaines, de ces événements. Richement documenté, son travail reste pourtant bien celui d’un romancier, et Jenni puise avec allégresse dans la profusion des ressources de la fiction, pour offrir à son lecteur un copieux festin littéraire.
Si L’Art français de la guerre met en scène la vie de Victorien Salagnon, ancien officier parachutiste, par ailleurs dessinateur et peintre, il comporte une autre dimension tout aussi importante : la réception par le narrateur du matériau biographique confié par le vieil homme et sa transformation en un récit singulier qui fouille l’histoire collective, en éclaire les parts d’ombre. Le face à face inégal entre les deux personnages, le témoin capital et l’homme ordinaire désireux de connaître et de raconter, est aussi l’opportunité d’un questionnement sur l’acte littéraire lui-même. « J’aimerais bien une autre vie mais je suis le narrateur. Il ne peut pas tout faire le narrateur : déjà, il narre. S’il me fallait, en plus de narrer, vivre, je n’y suffirais pas. (…) Ma vie est emmerdante et je narre ; ce que je voudrais, c’est montrer ; et pour cela dessiner. »
De dessin et de peinture, il sera beaucoup question dans ce livre. Le narrateur, un homme qui a largué les amarres sociales et familiales, est revenu vivre de peu dans sa ville natale, Lyon. C’est en se promenant un jour dans un marché d’artistes amateurs qu’il fait la connaissance de Salagnon, l’homme âgé solitaire qu’il avait déjà remarqué dans un bistrot, venu vendre quelques-unes de ses aquarelles. L’homme dessine et peint depuis soixante ans. « Je devais être le seul parachutiste dessinateur. On se foutait un peu de moi à cause de cette manie, mais pas trop. (…) J’ai toujours eu du papier et de l’encre ; partout où j’allais, je dessinais. » L’amitié qui va naître entre ces deux êtres dont la différence d’âge porte sur plusieurs décennies repose sur un contrat implicite : « Dans son petit pavillon à la décoration affreuse », Salagnon enseignera l’art de la peinture (à l’encre de Chine) au jeune homme, et celui-ci fera un livre des mémoires que l’ancien combattant a rédigés avec platitude. Le socle de la transmission mis en place, le récit peut se déployer, foisonnant, entraînant, souvent émouvant. « Vous avez fait quoi, dans cette histoire ? – Moi ? Tout. France Libre, Indo, Djebel. Un peu de taule et depuis, rien. »
Ce fil biographique tiré avec maestria conduit le lecteur du maquis de la région de Lyon en 1944 à l’évacuation brutale des pieds-noirs d’Algérie en 1962. Des jungles humides, de l’atmosphère putride du Tonkin aux couloirs d’une bâtisse d’Alger où des experts en recherche de renseignements mettent tout en œuvre pour briser le silence des suspects. Partout on retrouve Salagnon et ses hommes au combat, dans un paysage de cauchemar (terrible vision d’un bateau militaire cherchant à progresser sur une rivière encombrée de cadavres jetés à l’eau), scènes de bataille contées avec sobriété, sans surplomb, depuis l’intérieur des consciences. On pense quelquefois au très beau film de Terrence Malick, La ligne rouge, pour cette capacité de faire surgir, au milieu du fracas des armes, le bruissement de la pensée, le battement des cœurs, la cristallisation de la totalité du monde sur un fêtu de réalité miraculeusement préservé du chaos. Quand il peut poser son fusil-mitrailleur, Salagnon reprend ses pinceaux. Il peint ses camarades blessés, des arbres, une jeune femme, des soldats thaïs, des rochers. À la demande du colonel qui dirige les opérations de torture à Alger, il fera le portrait de ceux qui accomplissent la besogne, ceux qui « travaillaient jour et nuit jusqu’à s’effondrer, ivres de fatigue, qui réfléchissaient le moins possible, qui fuyaient les miroirs (…). »
Nourri par le témoignage de Salagnon, le narrateur poursuit son geste d’élucidation qui est aussi une quête de réparation. « Il est des mots pourris en notre langue, une part malsaine de mots immobilisés, du sens coagulé. La langue pourrit comme la pomme là où elle a reçu un choc. Cela date du temps où le français, langue de l’Empire (…), était la langue internationale de l’interrogatoire. »
Jean Laurenti
L’Art français de la guerre
Alexis Jenni
Gallimard, 634 pages, 21 €
Domaine français Tableaux d’âpre guerre
Ancien Résistant, un officier parachutiste a vécu les deux guerres coloniales de la France. À travers ce personnage, Alexis Jenni (né en 1963) plonge au cœur du cauchemar ouvert par les rêves de grandeur d’une nation.