Ana non, c’est l’histoire d’Ana Paücha, une Andalouse « décolorée par le deuil ». Un jour, nous la voyons quitter sa maison avec, pour seul viatique, ses quelques sous de retraitée, ainsi qu’un pain aux amandes (destiné à son fils), huilé et anisé, enveloppé dans un carré de percale dont elle a pris soin de nouer les quatre coins. Ce jour-là, elle laisse donc un village dont elle n’est pour ainsi dire jamais sortie, et quitte l’Andalousie pour aller vers le Nord (celui de l’Espagne, mais pour elle c’est un autre monde), où, avant de mourir, elle espère retrouver le dernier de ses fils, emprisonné à perpétuité. Elle a alors 75 ans, et son fils 52.
En cheminant avec elle, nous ne tarderons pas à apprendre que trente ans auparavant la guerre civile lui a enlevé tous ses hommes : son mari, ses deux fils aînés, tous trois morts sur le front de Teruel pour défendre la République et jetés dans une fosse commune, et son fils cadet, a priori toujours en vie, mais enfermé dans une geôle située à l’autre bout du pays. Avant, elle n’avait rien, mais elle était heureuse : un mari aimant, une barque pour que ses hommes puissent partir en mer et ramener du poisson, et des fils qu’elle pouvait voir grandir. Désormais, elle porte sur elle la pire des pauvretés : le veuvage – sa fortune, c’était précisément cette famille, qui est la seule richesse du pauvre.
Pour remonter jusqu’à lui, elle va marcher sur les rails, suivre pas après pas l’express d’Andalousie, qu’elle n’a pas les moyens de prendre. C’est donc toute l’Espagne qu’elle va traverser à pied, et du sud au nord. À un moment, une chienne malade lui emboîte le pas. Pour Ana, avoir une chienne à ses côtés, même malade, c’est mieux que devoir marcher seule. Elle peut lui parler, lui raconter ce que sa vie était avant, et ce qu’elle aurait pu être s’il n’y avait pas eu la guerre. Bientôt, elle troquera ses espadrilles usées contre des chiffons, dont elle enveloppera ses pieds, sans jamais oublier de serrer contre son ventre le pain aux amandes des retrouvailles.
Pour gagner de quoi s’acheter à manger (ses économies ont rapidement fondu), elle s’arrête dans une ville, et y obtient du travail : laver les morts de la guerre. Un temps d’arrêt, puis elle repart. Sans la chienne, qui a été exécutée faute d’avoir été vaccinée, mais en compagnie d’un aveugle, qui doit sa cécité à la guerre, et qui va lui apprendre à lire et à écrire. Mais lui aussi devra la laisser poursuivre seule : ce nouveau compagnon d’infortune est arrêté, accusé d’agitation publique, considéré comme un « danger social », et incarcéré. Désormais, pour continuer à avancer, Ana doit mendier (elle qui n’a jamais rien demandé à personne). Un jour, alors qu’elle a quitté la voie ferrée pour se réfugier dans une ville, elle est enrôlée malgré elle dans une sorte de manifestation populaire. C’est donc en bus qu’elle se rend à Madrid. Pour elle, Madrid, c’est parfait : elle a toujours entendu dire que la capitale se trouvait vers le nord… Mais ce qu’elle ignore, c’est qu’elle avait déjà dépassé Madrid, et qu’elle revient alors sur ses pas. Ce n’est qu’au premier « Viva Franco ! » qu’elle comprend que cette liesse célèbre celui qui lui a enlevé ses quatre hommes.
Elle va encore rencontrer un cirque, qui va l’embaucher et lui faire jouer son propre rôle dans toutes les banlieues minables où la troupe fait escale. Mais ces représentations vont enfin la laisser à quelques kilomètres de la prison, où elle a rendez-vous avec son destin. Le but paraît donc en vue, et nous ne dirons rien du dénouement afin de préserver le suspense qui pousse le lecteur jusqu’aux dernières pages.
Surtout connu pour Maria Républica et L’Agneau carnivore, Agusto Gomez-Arcos (1939-1998) signe ici un récit dépouillé de toute opulence : ce sont des phrases courtes qui nous emmènent vers le Nord, semblables aux pas qu’Ana peut elle-même effectuer. Des phrases souvent poétiques, pleines de beauté, de pudeur, d’émotion et de tendresse pour cette victime innocente. S’il n’y avait pas tant d’amour, tant de piété maternelle, nous songerions plus volontiers au Molloy de Beckett ou aux Saisons de Maurice Pons, tant ce voyage initiatique paraît absurde. Mais l’empathie fonctionne ici à merveille : nous sommes de tout cœur avec elle, et sa consolation serait aussi la nôtre.
Au-delà de cette seule épopée, Ana non (couronné par le prix du Livre Inter en 1978) nous donne bien sûr à lire un réquisitoire contre la guerre civile espagnole, capable de vous prendre la plénitude et de vous rendre le néant (c’est elle qui a amputé Ana), et plus encore contre la dictature de Franco, dont Gomez-Arcos a lui-même été la victime, ses pièces ayant été plusieurs fois censurées (ce fut pour fuir le caudillo qu’il s’installa en France en 1968). Une dictature qui en quelques jours fait basculer une vie, vous prive soudain d’avenir, et vous pousse, comme Ana, à suivre des rails pour retrouver un visage du passé.
Didier Garcia
Ana non
Agustin Gomez-Arcos
Stock, 312 pages, 16,76 €
Intemporels Au nom du fils
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Didier Garcia
Écrivain espagnol d’expression française, Gomez-Arcos présente l’odyssée d’une vieille femme pour fustiger l’Espagne de Franco.
Un livre
Au nom du fils
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.