Avouons-le, le livre d’artiste est une énigme. Plus intrigant que la surface plane de la toile ou de la feuille, il tient une place particulière dans l’espace des productions artistiques et ne cesse de se renouveler depuis que les pionniers Clément-Janin (1831-1883) ou Octave Uzanne (1851-1931) en ont donné une première idée. Récemment, un essai d’Anne Moeglin-Delcroix donnait une synthèse contemporaine sous le titre d’Esthétique du livre d’artiste, 1960-1980 (J.-M. Place, 1997), réflexion renouvelée en 2006 par un recueil d’articles, Sur le livre d’artiste (Le Mot et le Reste, 2006) ou, sous la plume de Leszek Brogowski, Éditer l’art, le livre d’artiste et l’histoire du livre (Transparence, 2010). Avec Le Livre libre, c’est la production suisse qui est auscultée avec le concours des « Cahiers dessinés » de Frédérik Pajak, qui signe un préambule à problématique très helvète, comme il se doit.
Si l’on n’est pas insensible à l’argument de la position spécifique de la Suisse depuis un siècle, on constate d’abord que sa production ne présente guère de particularité esthétique très forte, à de notables exceptions près. Et pour cause, plaque tournante des exilés et des repliés, la confédération helvétique a offert aux créateurs empêchés un havre où des éditeurs et imprimeurs de métier parvenaient à produire des livres. Mais, au-delà des Miró, Cocteau, Zao Wou-ki – qui sont les tartes à la crème du livre d’artiste–, cette « anthologie des beaux livres de Suisse romande de la fin du XIXe à aujourd’hui » vaut par les recoins qu’elle aborde : les artistes et les « inventeurs » locaux que la rareté des tirages rend naturellement très difficiles d’accès.
Toutes les manières d’aborder le livre illustré sont retenues : de l’illustration d’éditions « courantes » comme la pratiqua Robert Wys (1925) aux enluminures du sublime Gargantua de Charles Humbert (1891-1958) ; de l’invention de formes par les créateurs contemporains (l’illustration au « ruban adhésif » de Noyau par exemple) jusqu’à la recréation, qui consiste à faire d’un livre industriel courant un objet unique. En cette matière subtile, l’œuvre de Louis Soutter (1871-1942), qui dessina dans son asile de vieillards sur trois livres de son cousin Le Corbusier et de Mauriac laisse pantois, si la provocation d’un Pavel Schmidt rehaussant d’un dessin scatologique et d’un timbre « Topor » son propre passeport rouge à croix blanche appelle le sourire.
Très richement illustré, forcément, et imprimé sur papier de très belle main, Le Livre libre a le double intérêt d’offrir un voyage thématique et historique par notices successives et une base documentaire des graveurs, photographes, dessinateurs, éditeurs (Mermod, Jacques T. Quentin, etc.) et artistes dont les œuvres méritent d’être appréciées. Témoins, François-Louis Schmied, qui rappelle parfois Signac (1873-1941), Edmond Bille (1878-1959) et ses somptueux paysages de montagne, le majestueux Paul Jouve, Albert Flocon, métaphysique illustrateur de Bachelard, le kafkaïen Léo Maillet au « chien mort », témoin encore Martial Leiter, fameux dessinateur politique, satirique et philosophique à la fois dont les noirs sont si menaçants. Il a reçu l’an dernier le prix de l’Humour noir à Paris.
Éric Dussert
Le Livre libre :
Essai sur le livre d’artiste
Collectif Buchet-Chastel, « Les Cahiers dessinés »,
392 pages, 49,50 €
Textes & images Helvetiana
mars 2011 | Le Matricule des Anges n°121
| par
Éric Dussert
Du livre illustré aux tirages précieux, un superbe panorama du livre d’artiste de Suisse romande.
Un livre
Helvetiana
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°121
, mars 2011.