Un vieil autocar, comme il n’en existe probablement qu’en Inde, ses guirlandes au-dessus des portes, ses gravures de divinités hindoues, garé aux côtés de luxueux bus touristiques. Nous sommes dans le Bihar, État indien où est né en 1966 Tabish Khair, romancier et poète, vivant actuellement au Danemark. à travers les vitres de cet autocar, il nous fait découvrir l’Inde qui au premier regard semble n’être que pauvreté et poussière, « poussière soulevée par les voitures, les rickshaws, les thellas, les vélos et les piétons ». Mais derrière cette agitation, il nous révèle un monde fabuleux fait de diversités, d’un foisonnement de cultures où les traditions les plus anciennes coexistent avec les signes d’une modernité exacerbée. Au point qu’il est difficile de s’attacher à des repères. Difficile de connaître l’heure dans un pays qui vous offre en permanence des « centaines d’horloges différentes ».
Les chapitres, tous très courts, se suivent en séquences rapides. Le paysage défile. Les pensées des passagers s’enchaînent en un flux ininterrompu de souvenirs, de perceptions. Le style est sobre, d’une grande sensualité. Aux images s’ajoutent les sons, les odeurs : clapotis du Gange couverts par des cacophonies de musiques, effluves de jasmin mêlés à des relents de pourriture. L’autocar accueille en son espace une multitude de couleurs de peau, de dialectes. Tel est un microcosme de l’Inde tout entière. Chacun songe à ses échecs, ses souffrances. Le chauffeur, Manghal Sinkh se considère comme un écrivain raté. Il se console en emmagasinant dans sa mémoire des images. Mais comme la poussière il reste à la surface. Il ne sait pas exprimer par des mots ce qu’il voit. Les passagers eux aussi ont leurs handicaps : Madame Mirchandoni, riche matrone hindoue incapable de dépasser ses préjugés de caste, Fadarah, un eunuque qui voudrait une autre vie, Rasmus un homme d’affaires mi-danois mi-hindou en quête de sa véritable identité, Chottu, un jeune garçon qui vient de commettre une grosse bêtise.
Un événement tragique va produire un arrêt, mais un arrêt presque imperceptible. « Où d’autre qu’en Inde voit-on un autocar s’arrêter pour enterrer un enfant et reprendre son voyage comme si rien ne s’était passé ? ». Et chacun de reprendre le fil de ses pensées. Même le plus effroyable drame devait nécessairement trouver sa place au milieu de toutes les autres histoires « qu’ils avaient apportées avec eux dans l’autocar et qu’ils continueraient à tisser une fois qu’ils l’auraient quitté ». Cette mort s’intègre presque naturellement à leur vie qui continue… Son impact en sera d’autant plus puissant. Tabish Khair exprime très simplement par ce tableau symbolique une forme d’apaisement, de sérénité. L’acceptation qui naît de la conscience de l’inéluctable continuité des existences. Ainsi ce commerçant qui chaque matin asperge d’eau la poussière devant sa boutique. « Apaiser la poussière était pour lui un rituel matinal, un geste qui lui permettait de lier ce jour au précédent. »
L’autocar relie les deux villes de Gaya et Phansa. Mais la structure du roman donne une autre dimension au voyage, à tout voyage. Certes, les distances demeureront toujours entre les êtres mais il arrive qu’ils compatissent aux malheurs de ceux qui leur semblent les plus dissemblables. Que plus personne ne « pointe du doigt… les sans-abris, les marginaux, les paysans sans terre, les gitans… ». Il y a des voyages riches d’enseignements et « des distances que l’on passe une vie à mesurer ». Un simple trajet sur une route indienne poussiéreuse peut contribuer à les réduire.
Yves Le Gall
Apaiser la poussiere
Tabish Khair
Traduit de l’anglais (Inde) par Blandine Longre
Éditions du Sonneur 224 pages 16 €
Domaine étranger Distances relatives
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
Yves Le Gall
Imaginant le flux des pensées des passagers d’un autocar, Tabish Khair construit un récit allégorique et émouvant sur l’Inde moderne.
Un livre
Distances relatives
Par
Yves Le Gall
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.