Bien sûr ce sont des vies minuscules, tirées de la terre sombre où le temps les avait enfouies, que le poète Pascal Commère hisse à la surface de la page dans ce recueil de sept récits plus denses encore que brefs. Des vies condamnées à l’ombre, retournées à la poussière et sur quoi l’écriture, ici, ne vient pas jeter un faisceau de lumière violente, mais juste en révéler la présence.
Tenus à l’anonymat des humbles, et parfois des bêtes, ceux-là dont on croise ici les silhouettes fantomatiques ont accompagné l’enfant Commère vers la découverte de la poésie. Ils peuvent être libraire, ils peuvent être instituteur, ils sont surtout des blocs d’humanité rude pour bon nombre desquels lire et, plus encore écrire, sont activités exotiques. Le livre s’ouvre sur Maria qui semble n’en pas finir de rendre visite à ses morts et autour de qui « tout semblait tellement pris dans le silence. » Taiseuse pour ce qui touche à sa vie, elle porte le deuil d’un fils toujours en vie mais que la bataille de Monte Cassino a déposé au bord de la folie et au cœur de l’éthylisme. Elle laisse Dieu tranquille auquel elle croit pourtant, « mais peut-on parler haut quand la seule voix en vous vient d’en bas ? » Femme à tout faire au château où les « maîtres » souvent sont absents, Maria « ne lit pas de livres. Elle préfère aux lignes imprimées les grains de son chapelet ». Elle écrit toutefois, mais sans que jamais le narrateur n’ait pu lire une seule ligne de sa main : elle poste chaque semaine une lettre à sa fille, seule elle aussi depuis qu’un fils et un mari « sont partis rejoindre, à faible intervalle l’un de l’autre, l’assemblée silencieuse des gisants. » Si Pascal Commère ne dit pas en quoi Maria a irrigué vers lui la source d’écrire, on comprend qu’elle a donné, par sa présence, une raison d’être impérieuse aux mots : celle de lui offrir plus longue vie dans ce texte que dans l’existence ténébreuse.
Et que dire d’Eddy, rocker au charbon, qui d’un coup de peigne aimait « donner à la mèche sur son front une allure de banane molle dont il pensait qu’elle était le signe le plus sûr de son insoumission » ? Sa mythologie se bâtissait autour des flippers et dans les ampères des sonos quand « la lourdeur du soir était telle que nous pataugions dans nos ombres ». Et hors de la maison des écluses que sa mère ne quittait pas. Quelle trace Eddy a-t-il laissée qui conduirait au poème ?
Dans chaque récit, Pascal Commère charge sa prose d’une part d’ombre indémêlable. Comme s’il craignait, en les montrant trop clairement, de transformer ceux dont il parle en animaux de foire. Ces ténèbres, ramassées par une phrase longue, rejettent la tentation de l’icône glorieuse et signent alors notre appartenance au même terreau, à la même glaise. L’écrivain le dit, à propos de Jean, bûcheron à la main et au cœur blessés : « les mots gardent en eux cette part d’ombre dont ils usent pour dire plus noir qu’eux-mêmes. » Et Jean aussi est un taiseux le jour, qui le soir à l’auberge noie « dans l’amer une vie qui pour rien n’eût avoué son mal, respect à vous, les verres au cul épais qui charrient la folie ». Les phrases tiennent serrés tous ces mots qui n’ont peut-être jamais habité la gorge de ceux qu’ils désignent. La poésie, celle de Pascal Commère, ne prend pas sa source dans l’eau claire : c’est un sang noir qui coule en ces pages et donne aux Larmes de Spinoza l’éclat noir de la beauté.
Les Larmes de Spinoza
de Pascal Commère
Le Temps qu’il fait, 103 pages, 16 €
Domaine français Aux sources d’écrire
Sept récits serrés comme autant de cafés noirs remontent le courant de la mémoire pour saisir les raisons d’une vocation : celle d’être poète. Et ressuscitent magnifiquement des ombres de peu.