Luc Dietrich (1913-1944) a traversé l’histoire littéraire au galop (brutalement interrompu par la Seconde Guerre mondiale, qui a croisé d’un peu trop près sa santé déjà bien fragile), et avec une discrétion exemplaire - ou excessive, si l’on a goûté la qualité de sa plume. Salué par Éluard et quelques autres, il a laissé à la postérité une œuvre brève, qu’un ensemble de lettres échangées avec son ami René Daumal devrait bientôt compléter (Demain c’est le possible, à paraître aux éditions Éoliennes en 2009).
Le Bonheur des tristes a été écrit à l’âge de 22 ans, et à quatre mains, avec Lanza del Vasto, qui allait devenir un fervent disciple de Gandhi. Il s’agit d’une évocation de l’enfance de Luc Dietrich, focalisée sur une petite décennie, en gros de 8 à 18 ans, autrement dit des pupitres de l’école primaire jusqu’aux lendemains douloureux du décès de sa mère (il était orphelin de père depuis l’âge de 6 ans).
Cette évocation s’ouvre sur un monde de grisaille : sa mère étant hospitalisée après une tentative de suicide, Luc (c’est le prénom du protagoniste) se retrouve à l’internat, dans un asile pour enfants anormaux ; on sent le jeune garçon fragile, meurtri par les vexations ; le bonheur, les plaisirs, et jusqu’aux rêves, occupent peu de place dans son présent. Après l’asile, ce sont les retrouvailles avec sa mère, à laquelle il voue un amour sans bornes, et qu’il couve de trop de soins. Pour un garçon de son âge, Luc a des goûts très sûrs, comme lorsqu’il avoue préférer l’ancien au neuf : « la vieille chaise a vu passer les gens, tandis que la neuve, elle, est partout égale, on s’ennuie à la regarder et elle n’a rien vu, on lui a bouché tous ses yeux avec de la peinture ». Sa mère étant de nouveau contrainte de quitter le Pas-de-Calais pour des raisons professionnelles, l’étrange binôme s’installe en Auvergne, qui ouvre pour Luc « une page toute blanche », et il faut bien reconnaître que l’immersion dans la nature aura sur lui des effets bénéfiques. En revanche, l’arrivée à Paris annonce le début d’une période plus trouble, marquée par l’état de santé de sa mère, qui se détériore encore, et par l’indicible saveur des premières amours, celles qui laissent des parfums de violette au plus secret des souvenirs. Plus loin, alors que sa mère en a fini avec son séjour terrestre, on le découvre dans ses expériences professionnelles, qui mêlent vie pastorale et ascétisme, car, contre toute attente, Luc s’est fait vacher (comme il aurait pu se faire prêtre, ou voyou), vivant soudain dans une étonnante symbiose avec la nature.
« Une petite ville se bâtit au galop puis dégringola dans une pente. »
Dans cette enfance, on trouve de tout, à commencer par ce qui fait son charme : les bêtises, souvent pleines d’innocence. Mais l’enfance c’est aussi le temps de la découverte des filles, de leur corps, et plus encore de ce sexe qui terrifie autant qu’il attire. Ou encore l’adolescence des questions existentielles, sur ce qu’est l’amour par exemple, ou l’adolescence des premiers vers, sans grande valeur littéraire, car d’abord destinés à séduire les jeunes filles, ou à leur dire ce que la voix, torturée par l’émotion, ne parvient pas à formuler. Mais le personnage principal de cette enfance, ce n’est pas l’enfant lui-même, c’est l’écriture, cet élan poétique qui purifie chaque phrase, qui donne au récit un ton incomparable, et qui fait qu’on ne sait jamais vraiment « si on lit des mots ou si c’est la vie qu’on touche ». Une écriture qui accumule les métaphores et les images, comme pour donner davantage de corps au monde qu’elle exhume, ou animer les décors immobiles du passé : « Par-delà le carambolage des rails croisés, les poteaux comptaient la campagne, les fils mesuraient la fuite en sifflant. Un champ de blé gicla d’un talus. Une petite ville se bâtit au galop puis dégringola dans une pente. Un bref tunnel goba le reste et vomit une boule de fumée et des collines bleues ». Un souffle poétique qui rappelle la plume d’un Larbaud (on songe surtout aux Enfantines).
Ce qui séduit ici, et séduire c’est encore trop peu dire (on est au seuil d’un perpétuel enchantement), c’est la fraîcheur de ces pages, et leur amour inconditionnel envers la vie (Lanza del Vasto y est sans doute pour beaucoup). C’est vert, vif, réjouissant (malgré les lignes les plus sombres, qui ne cèdent jamais au pathos), parfois étourdissant de légèreté et de candeur. Comme le remarque Luc lorsqu’il est devenu un lecteur assidu (son expérience de vacher lui aura au moins permis cela), « rares sont les livres que l’on peut poser sur l’herbe et qui résistent à la comparaison avec les brins tout droits, le filigrane des graminées, le silence que traverse un murmure de feuilles ». Pour certains, Le Bonheur des tristes sera de ceux-là : il sent la vie, telle qu’enfant on la respire, le plus souvent jusqu’à l’ivresse.
Le Bonheur des tristes de Luc Dietrich
Le Temps qu’il fait, 216 pages, 18,50 €
Intemporels Leçons de vie
octobre 2008 | Le Matricule des Anges n°97
| par
Didier Garcia
Dans ce beau récit autobiographique, Luc Dietrich évoque l’enfance qu’il a vécue près de sa mère. Une initiation en mouvement.
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Leçons de vie
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°97
, octobre 2008.