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Choses vues Attendre la vague

septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96 | par Dominique Fabre

Donc elles sont bien finies les vacances. On aura vu la mer, on aura surveillé pour les méduses, on a eu de la chance, on n’en a même pas trouvées. Chez moi on se sera baigné dans les Calanques et aussi dans le Gardon, entre les siestes et l’apéro, on était bien occupés. Ça donne un bel été de plus, encore un, et des cartes postales oubliées dans le sac à main, chaque année c’est pareil. L’été c’est aussi la visite des amis qu’on voit une fois par an, on est un peu inquiets au début, est-ce qu’ils n’auront pas trop changé, est-ce qu’on s’amusera autant que la dernière fois ? Jusqu’à présent, oui. Je les ai presque tous revus, alors ça va : cette année personne ne manque. À peine si parfois on s’engueule un peu plus, (les caractères qui se raidissent), mais bon, ça finit toujours pareil : et si on en buvait un autre ? On est si bien sur nos bouts de serviette à surveiller les mêmes vagues, chaque année. (Et puis l’eau était bonne, pas comme l’année dernière, ou était-ce déjà celle d’avant ?) Non, déjà ? Oh putain. La vie on devrait s’arranger pour rester là longtemps à attendre la vague suivante, sans avoir jamais rien à compter.

Chez moi porte d’Ivry depuis le début août elles sont magiques aussi les grandes vacances. Les autobus arrivent à l’heure, on invite à dîner des vieux copains qui n’hésitent pas à venir car si on est tous un peu seuls en août, on se gare bien plus facilement. Le quartier n’est jamais vide en vrai. D’ailleurs les Chinois de la porte ne partent pas du tout en vacances, apparemment. Voitures en double file devant les Tang frères, et puis, j’ai vu des beaux mariages aussi, du genre deux cents personnes au restaurant ! Les femmes aux pieds des tours en robe longue de soie rouge, blanche et turquoise, avec des motifs de fleurs et d’oiseaux. Leurs maquillages trop appuyés. Les bonshommes en costume friment, avec des grosses montres et des caméras. Après le restaurant et le karaoke une grande limousine blanche de location embarquera les jeunes mariés. Que penseront-ils en avançant, par-derrière les vitres teintées ? Verront-ils la même chose que toi, que moi ? Les Maliens des deux foyers de mon quartier ne sont pas partis non plus. Du coup, j’ai croisé très souvent les mêmes, plusieurs fois par jour ; ils vont à la mosquée dans le sous-sol du Foyer des travailleurs migrants, sur le boulevard des Maréchaux. Les mômes du centre aéré de ma rue main dans la main, avec leurs grosses étiquettes autour du cou et leurs sacs à dos décorés, tout contents, bien sages. Les autocars pour les grands voyages d’une journée dont ils reviennent en chantant.

À la piscine où j’ai voulu mettre en pratique mes bonnes résolutions (forme ! travail ! santé !) les gens nageaient avec le dernier sérieux, et d’une façon nouvelle pour moi (une sorte de brasse où on lève très haut les épaules, la faute aux diffusions des exploits des nageurs aux J.O. de Pékin). Chacun avançait sans traîner dans sa rangée, et pas le moindre bavardage ! Même la surveillante de baignade, une blonde aux cheveux courts et lunettes de soleil, super musclée, avait un air à fouetter les flemmards dès qu’ils seraient sortis du grand bassin ! Je suis allé me réfugier dans ma serviette, aussitôt rejoint par un type un peu avachi qui matait l’air de rien. Quand je me suis rendu compte que c’était mon propre reflet qui louchait, je suis parti. Parole, je n’irai plus jamais à la piscine de ma vie !

J’ai fait des excursions dans ma banlieue. C’était les congés annuels au bar d’Asnières où je me rendais si souvent, il y a beaucoup trop d’années. Du coup j’ai marché dans le presque beau temps. Place Charasse à Courbevoie, on se retrouvait à bavarder de tout et de rien, il y avait toujours quelqu’un pour bavarder, pas besoin de se donner rendez-vous. J’ai attendu que Sion, Evelyne ou Etienne se radinent, mais ils étaient partis eux aussi. Je savais qu’ils ne viendraient pas, mais je les attendais quand même. Depuis combien de temps nous sommes nous perdus de vue ? Le grand tube néon rouge, bleu ou vert selon les nuits au sommet du Penta Hôtel, qui nous faisait bien délirer, pétards aidant. Puis, toujours à pied, mon ancien chez-moi à Bécon-les-Bruyères. J’ai croisé très peu de personnes qui avaient souvent l’air égarées dans leur été à elles. J’ai poussé jusqu’à Bois-Colombes. J’en avais plein les rotules à force de marcher dans ce grand marécage de dates, d’endroits. Alors, de retour porte d’Ivry j’ai rangé des affaires, classé des vieux papiers dont certains devaient attendre depuis au moins l’été d’avant. J’ai allumé la radio.

Une mini-guerre en Ossétie. Dix soldats français morts en Afghanistan, où certains venaient d’arriver. Le président qui est allé chercher la « croissance avec les dents » nous revient fier et bronzé : il a trouvé une récession. Un avion qui prend feu en Espagne. Hé, on n’est pas encore en septembre, faudrait pas exagérer ! J’ai fermé la radio. Je n’avais plus rien à faire : je suis ressorti et j’ai marché droit devant, vers Ivry. Le mois d’août n’existe pas dans certains endroits de banlieue, on dirait bien. Je suis allé jusqu’au moulin, un vrai, un vieux, avec des ailes en bois. Il n’était pas taggé et ne servait pas non plus de pissotière, à la lisière des HLM. C’était comme une frontière ici, avant. On voit les restes d’un octroi. En regardant d’où je venais, les tours n’étaient pas toutes éclairées, mais elles donnaient l’image d’un monde doux et apaisé, derrière les pare-bruit de couleur du boulevard périphérique qui bourdonnait gentiment, car nous n’étions pas encore tous rentrés. Bientôt, ça ne presse pas.

Attendre la vague Par Dominique Fabre
Le Matricule des Anges n°96 , septembre 2008.
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