Quelque part, au hasard des contours fluviaux du petit État du Massachusetts, gît un vieux bourg, Saint-Botolphs ; ses ormes, son abreuvoir de granit et son monument aux morts. C’est là, entre le son des cloches de Christ Church et un « sentiment d’immuable et réconfortante stabilité », que John Cheever (1912-1982) situe l’essentiel de l’intrigue des Wapshot. Publié en 1957, ce roman à la fois tendre et incisif sonde les excentricités de Yankees travaillés par la honte sexuelle et le même caractère d’ « orgueilleuse humilité ».
Quel grossier trouble-fête a bien pu associer métaphoriquement la famille à un nœud de vipères ? Et quel rabat-joie s’est cru obligé de proférer l’insane « Famille, je vous hais ! » Chez les Wapshot, à l’exception notable de quelques tensions intergénérationnelles, rien de tout cela. Moïse et Coverly, les deux ultimes rejetons Wapshot, n’ont d’autre souci que d’écumer leur jeunesse et de complaire à la cousine Honora. N’était la probité sociale de cette richissime parente, l’horizon de ces deux frères aurait dû se parer des tons pastels de l’American dream. Honora - unique légataire d’un oncle demeuré célibataire et bienfaitrice de Saint-Botolphs - entend en effet céder ses biens à la seule condition que soient respectés d’archaïques principes. Parmi ces derniers perce une rigidité morale acculant la vieille fille à ne pas épeler entièrement certains termes médicaux. En sorte que, dans sa bouche, « suppuration devenait suppurhumhum et testicules devenaient testihumhum. »
Peu de temps après la parade de l’Independence Day, Honora se rend sans prévenir à West Farm ; une propriété dans laquelle le cousin Léandre, sa femme et ses deux fils, logent à titre gracieux. Cachée dans un placard, elle assiste au coït de Moïse et d’une ingénue. Légèrement refroidie, notre puritaine prive Léandre de sa « vieille vedette », la Topaze, tout en lui conseillant d’envoyer son fils se racheter une conduite en dehors de Saint-Botolphs. Ainsi Moïse et Coverly partiront ensemble - l’un à New York l’autre à Washington - pendant que leur père Léandre rédigera les fragments d’une confession autobiographique un rien grivoise…
Mêlant récit d’aventures et étude de mœurs, Les Wapshot conte, de façon revigorante, la lutte à la fois sociale et intime que doivent mener deux futurs héritiers. Confrontés à la « concupiscence naturelle » et à l’anthropophagie économique des grandes villes, Moïse et Coverly sont dans l’obligation de prouver leur virilité et de contenir leurs désirs. Car c’est seulement une fois mariés et flanqués de marmots qu’ils pourront compter sur la générosité d’Honora. Chacun devra donc, qui est hétérosexuel ou qui est homosexuel, déserter les « mornes plaines de l’expérience sexuelle américaine où le bison erre encore. »
Que ce soit dans ses short stories ou dans ses romans, la prose de John Cheever distille une insidieuse poétique de la déliquescence. À travers l’analyse systématique de la classe moyenne américaine, il débusque les faux-semblants d’une société pétrie de bonnes intentions, tout en désignant le « ver dans la pomme » (pour rependre le titre d’un recueil de nouvelles - trop inégales - publié récemment par les éditions Joëlle Losfeld). Ni les œuvres charitables d’Honora ni le Club Féminin de Saint-Botolphs ne pourront démentir l’idée selon laquelle tout est déjà « mort : des feuilles mortes, des branches mortes, des fougères mortes, de l’herbe morte - toute l’obscénité de la mort des bois, puante et pourrissante, matelassait la piste. » Et l’entêtant humus social continuera toujours, au-delà de l’ordre convoité, à délivrer son « arôme du passé ».
Les Wapshot de John Cheever
Traduit de l’américain par Geneviève Naudin
Folio, 399 pages, 7,40 €
Poches Un vice de classe
septembre 2008 | Le Matricule des Anges n°96
| par
Jérôme Goude
Premier roman du nouvelliste John Cheever, Les Wapshot stigmatise les mœurs et tocades d’une famille du Massachusetts.
Un livre
Un vice de classe
Par
Jérôme Goude
Le Matricule des Anges n°96
, septembre 2008.