Le dernier roman de Miljenko Jergovic, qui s’était fait connaître en France par son recueil de nouvelles Le Jardinier de Sarajevo, traduit en 2004, montre un auteur parvenu à une maîtrise nouvelle de l’architecture romanesque et de sa construction temporelle. Le Palais en noyer est une chronique de la ville de Dubrovnik, à travers l’histoire de ceux qui la peuplent, mais qui comporte comme fil conducteur un personnage central. Il mélange ainsi le cheminement intime d’une vie avec la destinée collective.
Cette vie, c’est celle de Régina Delavale, qui apparaît tout d’abord dans le roman comme la version serbo-croate de la vieille Henrouille du Voyage au bout de la Nuit. Vieille femme folle à lier, paranoïaque, grossière et obscène, mère inquisitrice et dure, voisine cancanière, épouse et sœur aimante, amante malheureuse, jeune fille raisonnable, puis fillette, enfant attendu, pour lequel August, le menuisier, sculpte un jouet. Car en effet, le roman de Jergovic n’est pas une chronique ordinaire : dans un grand mouvement à rebours, il remonte le temps, en partant de 2002 pour aboutir en 1905, et traverser ainsi plus d’un siècle d’histoire balkanique, trois guerres et deux empires, à travers les regards d’une femme et de ses proches.
Dans Le Palais en noyer, les émois d’une jeune fille pubère et la mort d’Isadora Duncan, la conférence de Yalta et le récit d’un mariage arrangé, la chute du zeppelin Hindenburg et la lettre d’une rupture amoureuse, la mort de Staline et une coupe de cheveux se font écho. Force est de s’apercevoir que l’histoire, ainsi perçue à hauteur d’individu, n’apparaît plus elle-même que comme un conte à la fois drôle et inquiétant comme aime à les raconter Luka, le frêre de Régina : « Yalta est une auberge, ou plutôt une étable, où se sont donné rendez-vous trois voyageurs (…) et chacun avait rapporté un caillou magique ». Avec une légèreté subtile, Le Palais en noyer montre le poids tout relatif des événements de la grande histoire face à la multitude d’épisodes intimes, de désirs et de destins, de joies et de peines qui font l’histoire de chacun.
Jergovic n’est pas sans rappeler Günther Grass, parfois, dans sa façon de traiter ainsi l’histoire à hauteur burlesque, et de trouver dans ce contrepoint ironique un moteur narratif riche d’effets et de décalages. Il rappelle aussi évidemment le grand romancier et prix Nobel bosniaque Ivo Andric, dont le célèbre roman Le Pont sur la Drina, retraçait l’épopée de la ville de Visegrad et de ses communautés, à travers quatre siècles d’histoire que réunissait son fameux pont. De ces illustres modèles, Jergovic a manifestement retenu beaucoup, et même si ce n’est pas toujours avec l’esprit satirique de Grass ou l’ampleur épique d’Andric qu’il organise sa matière romanesque, il réussit cependant à concilier un indéfectible humour dans la peinture des individus, à la nostalgie d’un roman qui fuit en arrière à mesure qu’il avance.
Reste cette question : qu’y a-t-il derrière cette quête romanesque de l’origine ? L’étrange expérience du lecteur qui voit défiler en sens inverse la temporalité au fur et à mesure de la lecture se double rapidement d’une véritable émotion, nostalgique : celle d’un temps qui échappe, plus on remonte à sa source. En cela, Miljenko Jergovic nous ramène, au-delà de la naissance de Régina, à l’invention même de l’histoire, voire à l’état antérieur à tout récit, et au point où la genèse de l’œuvre est en même temps sa fin.
Le Palais
en noyer
Miljenko
Jergovic
Traduit
du bosniaque
par Aleksandar
Grujicic
Actes Sud
464 pages, 25 €
Domaine étranger L’arbre de vie
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Etienne Leterrier-Grimal
Parcourant à rebours un siècle de l’histoire des Balkans, Miljenko Jergovic éclaire, avec humanité, le destin tourmenté d’une famille croate.
Un livre
L’arbre de vie
Par
Etienne Leterrier-Grimal
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.