Mercy est le titre original de l’ouvrage d’une étonnante Canadienne qui arrive en France avec cette première parution - et si le choix d’un titre par un écrivain est souvent l’expression d’une intention fondatrice, il est parfois plus contingent dans le cadre d’une traduction. Amours défendues en français semble confirmer cette pratique. Certes, ce sont bien les amours interdites de Mathilda et du Père Day, le nouveau curé d’un village canadien perdu aux confins de Winnipeg, qui ouvrent le roman - avec la même netteté que celle du couteau de boucher de son mari Thomas Rose, lorsqu’il dépèce et prépare ses bêtes. « La main gauche tenant fermement la peau, il la détache d’un quartier arrière, puis de l’autre. Les poings sur les épaules, il enlève la patte de devant là où elle est fendue. Puis le cou, avec les jointures des doigts et le pouce, qu’il travaille jusqu’à ce que la peau se détache et cède. »
Mais dans les pas de cette liaison qui s’élabore et tourne court, s’inscrit une fresque plus large, emportant plusieurs périodes de la bourgade, justement nommée Miséricorde, en relation à cette supplique - Mercy ! - dont l’étymologie latine évoque le salaire, le prix payé, celui de porter son destin, fautes et illusions en écharpe de douleur. Cri silencieux venu des souffrances portées sans le secours d’aucune compassion, il agit toujours Mathilda, enfant abandonnée, August Day, fils de prostituée humilié, Thomas, écrasé par un père violent - grevant leur avenir et celui de leur descendance. Derrière leur histoire personnelle, perdure l’attente de la miséricorde, et de son vecteur, la parole généreuse et juste, qui pèse, tranche, délivre, - et qu’ils peinent autant à requérir qu’à proférer. À défaut, et par l’effet d’une loi naturelle bien plus que divine ou morale, un même démembrement frappe les carcasses découpées du boucher et les habitants du village - corps, parole, esprit dissociés, sous l’égide d’un parallèle maintenu par Alissa York dès la première partie du roman - située en 1948 et magistrale - jusqu’à prendre l’allure d’une parabole à travers les sermons dévoyés du Pasteur Carl Mann fouillant la mémoire de Miséricorde en 2003.
De bout en bout, Amours défendues est traversé par ce souci d’une langue en acte qui réunit les trois dimensions de l’Homme pour lui permettre « d’être en communion, (…) exprimer ce qui est à l’intérieur des mots. » Des mensonges de Mathilda aux dénis d’August Day, la parole ne résonne plus, le corps devient médium et lieu d’accomplissement de la passion, écorché vif - théâtre majeur de leur impossible avènement. Une naissance obérée, jusqu’à brouiller les frontières entre le décor végétal du Manitoba, la chair des hommes, et le sang des bêtes - et, sous cette plume saisissant avec un soin particulier la transmutation des émotions en sensations physiques, la panique du Père Day « petite boule griffue entourée de feu » n’est plus si différente de l’amas de « poils, dents, griffes » d’un campagnol recraché par une chouette après qu’elle en a ingéré la viande. Un talent à son apogée dans la seconde partie du livre grâce au portrait de la jeune autiste Clare, trouvant une voix par l’assemblage de ses dessins, parole-puzzle - qui vient à l’aide d’un huis clos final où la rédemption, via « Dame Nature », s’offre un raccourci moins convaincant.
Reste qu’Alissa York, née en 1970 - et reconnue outre-Atlantique pour ses recueils de nouvelles - livre la vision inspirée d’une voie de libération contenue tout entière dans l’enfermement de ses personnages, lorsqu’ils parviennent à incarner leur libre-arbitre - tels la très belle figure de la tante Véra, gouvernante du précédent curé, ou l’énigmatique Castor, ivrogne clairvoyant tapi à la lisière du village, roi de la Tourbière - domaine onirique, puissamment féminin, et personnage à part entière. Des exceptions attachantes, dans un microcosme où l’on peut passer sa vie sans jamais payer le prix - et transmettre cette absence à soi-même et à l’amour, comme une malédiction, à la prochaine génération.
Amours
défendues
Alissa York
Traduit de l’anglais (Canada)
par Florence
Lévy-Paoloni
Joëlle Losfeld
336 pages, 24 €
Domaine étranger Le prix de la miséricorde
janvier 2008 | Le Matricule des Anges n°89
| par
Lucie Clair
Sous le regard aigu d’Alissa York, les tentations, terrestres ou célestes, se valent dans un dénouement mortel, à moins d’y inscrire les choix du libre-arbitre.
Un livre
Le prix de la miséricorde
Par
Lucie Clair
Le Matricule des Anges n°89
, janvier 2008.