Itinéraire d’auteur N°10 : Jean Cagnard
Le héros de l’histoire s’appelle Précair. Il se nomme donc comme le sujet de la fable : la glissade dans la précarité. Scène un : Précair s’assied sur un banc à côté d’un arbre, une grosse branche tombe de l’arbre. Sensation de froid. Scène deux, le même personnage s’installe sur un autre banc sous un autre arbre. Inquiet il regarde l’arbre, mais c’est un de ses bras qui va tomber.
Nous sommes dans du théâtre de marionnettes. Toutes les cruautés sont permises parce qu’en même temps qu’elles sont commises, il y a la mise en distance nécessaire pour pouvoir les recevoir autrement. La marionnette décale le regard, avec un peu de « comme quand on jouait petit ». Et c’est étonnant comme la marionnette va bien à l’écriture de Jean Cagnard. Parce que son théâtre amène d’emblée des images poétiques pour nous raconter le monde, il nous fait voir le quotidien autrement. En mettant en jeu du sensuel, du sensitif, le corps étant très souvent malmené dans ses pièces.
D’ailleurs, Précair va rapidement perdre un autre bras. Il part donc chez le marchand de bras. L’écrivain nous glisse à l’oreille en didascalie : « le magasin se met à frémir d’une perspective d’enrichissement. » Mais notre héros n’a pas les moyens, il ressort avec deux bouts de bois à la place des bras, deux « braches » donc. La dégringolade s’accélère : Précair en fait, a perdu son travail. Devant son nouvel état, sa femme le quitte : « Quand je vois tes bras, j’ai envie de les brûler. Alors je vais faire ma valise. (…) Je ne peux pas rester avec un homme que j’ai envie de brûler. »
Précair va en perdre les jambes, puis la tête. Il se retrouve à vivre dans la rue, avec « les locataires du grand ensemble à loyer percé ». Pour finir comme un chien. Et mourir comme un homme.
« Tiens l’homme est devenu un chien, une bête. Que s’est-il passé ? Il y a encore un instant il paraissait comme vous et moi. Prestidigitation ! Vitesse de l’entonnoir ! Le monde aime les bêtes, la vie au grand air, la rue, le trottoir : vas-y, installe tes os, tu es chez toi, tout t’appartient, rien ne te retient, tu glisses… » écrit Cagnard à la fin de l’ouvrage.
L’Entonnoir a cette qualité rare d’aborder un sujet terrible avec la distance juste, pour ne pas sombrer dans le misérabilisme.
Le monde nous échappe, même si on paraît moins amputé que Précair. Mais Jean Cagnard a cet art précieux de nous faire rire du grave, de déshabituer notre regard, en nous offrant des images et des mots, en nous laissant faire notre propre voyage dans cet univers onirique. Il dit d’ailleurs que l’humour est sa principale bulle d’air : « l’humour vient comme une soupape nécessaire et indispensable à la bonne cuisson de mes viandes agitées ».
À noter la parution d’un « itinéraire d’auteur » consacré à Jean Cagard, édité par la Chartreuse. Un écrivain, ici c’est Claudine Galéa, mène l’entretien. Des points de vue de metteurs en scène, des photos des spectacles, des extraits des pièces complètent l’ouvrage. Le tout donne envie de lire tous les textes. Dans cet itinéraire, Jean Cagnard raconte : « Je compare souvent l’écriture à un cerf-volant, qui a besoin pour exister dans le ciel d’être relié à la terre. Si on coupe ce lien, la navigation est rompue et, avec elle, le poste d’observation, la vision. Il y a un rapport terre-ciel dans l’écriture, une tension qui associe le concret et l’imaginaire. Si une chose existe en bas, je peux m’en emparer et la rendre croyable en haut, littérairement. Sinon, c’est de l’imagination pure et on sait comme cet organe est servile, grandement troué et dérivant. » Entre la terre et le ciel, entre la légèreté et la pesanteur donc, ce drôle d’oiseau d’écrivain n’a pas fini de nous étonner.
Jean Cagnard
L’Entonnoir
Éditions Théâtrales jeunesse
64 pages, 7 €
Itinéraire
d’auteur 10
La Chartreuse
116 pages, 7 €