Le troisième livre d’Anne Sibran, par ailleurs scénariste de bande dessinée, est griffu, odorant, subtilement insolite, et comme sorti du ventre de la forêt et d’on ne sait quelle battue victorieuse des nuits. Après Bleu-Figuier et Ma vie en l’air, dont l’héroïne était déjà une petite fille, voici donc Je suis la bête, l’étrange et très prenant monologue d’une enfant oubliée, volontairement, à 2 ans, au fond d’un placard, dans une maison abandonnée, perdue au milieu d’une forêt « sans chemin ni personne », où les peurs des hommes « restent accrochées aux branches qui ont griffé leurs joues, arraché leurs cheveux ». Sauvée grâce à l’amour d’une chatte grosse dont elle mange les chatons « tout enrougis encore » du sang de leur mère, elle va peu à peu s’ensauvager, et au contact de cette mère chat, apprendre à chasser, à tuer et à survivre en forêt. « On dort par à-coups sur une mousse tiède, un couchis d’herbe à vent. Puis brusquement on décampe, on part suivre une faim ».
Elle vit à quatre pattes, et n’a pour fourrure que son abondante chevelure qu’elle se « coince au derrière, le temps des chasses longues » afin qu’on la sente un peu moins venir avec son « trou ainsi dressé ». Ses griffes sont longues, et larges sont ses lèvres « encroûtées de poils et de sang ». Des années durant ce sera la vie forestière, avec sa réalité pleine d’angoisses et de silence foisonnant, de ventres qui se déboyautent et de fuite dans l’incantation des tempêtes. Jusqu’au jour où, dans son gîte - un terrier creusé sous des rochers, au pied d’une falaise - elle se fait attaquer par deux blaireaux et une blairelle qui la blessera sérieusement. Diminuée, désemparée, elle sera recueillie, par un apiculteur, qu’elle surnommera Limaille, et enfermée dans la cuisine d’une bâtisse qu’elle reconnaît vite : la maison du placard.
Retour à la case départ, à la saleté et à la puanteur. « Si j’étais sale autant, c’est que je n’avais plus les rosées, la brosse fine des bruyères. Tout ce qui me lavait à la furtive, du temps que je courais dehors ». Et début d’une autre forme de supplice à travers un programme de rééducation - « Trop une bête, pas assez fille » - passant par le réapprentissage de la station verticale, (« Il avait entrepris de me tourner les jambes, m’y mettre des raideurs. M’attelant de bois durs, de tuteurs, de corsets »), et la redécouverte de la langue, celle qu’elle avait perdue dans les bois, au contact des bêtes, ces « gueules du silence « . » Je n’aurais jamais cru qu’il y avait tant de manières de souffrir pour désapprendre la forêt ». Heureusement, il y a Doussi, la mère de Limaille, sa sensibilité et ses caresses, une vieille nourrice qui, très vite, la saura « presque autant qu’une mère chatte ». Mais, entre la nécessité de garder un peu la robe, d’obéir parfois, de savoir se tenir sur une chaise, d’ânonner avec sa mauvaise voix, et d’écouter les sermons du brave Limaille lui parlant du « père ocieux », celui qui a fait le verbe et les hommes, c’est l’appel de la forêt qui sera le plus fort. « J’ai faim de morts vivantes, aux regards restés entrouverts, de ces chairs qui s’écartent en craquetant d’effroi ». Elle s’échappe donc, mais finit par revenir rôder autour de la maison. Attraction, répulsion. « Je voulais qu’on me supplie, qu’on me caresse. Mais plus de corde, ni de bâton, plus de porte fermée./ Et passer de l’un à l’autre à ma guise : le jour avec les hommes, la nuit dans la forêt ».
C’est cet entre-deux, ce va-et-vient entre l’homme et l’animal qu’explore Anne Sibran. En cherchant à donner une langue à ce qui échappe, à ce qui nous est le plus lointainement dérobé, à commencer par la forêt. Lui donner une langue, et la promener, ventre à terre jusqu’aux lisières du silence. À la croisée du souffle et du sang, du besoin et de l’instinct. En plantant ses mots en pleine chair du sensible, en renouant le vieux pacte avec la primitivité. En donnant voix aux sensorialités les plus gourmandes. Au nu du dehors aussi, à la danse des odeurs, au plaisir des solitudes hirsutes. En donnant vie aux errances « d’un bout à l’autre du soleil », au goût de la truite juste sortie de l’eau. « Il y a dans leur ventre quelque chose qui m’affole. Le goût des abeilles qu’elles ont gobées/ Quelle surprise délicieuse que ces croustillons gorgés de miel au milieu des viscères laiteux et de la chair glacée ! »
En courts paragraphes s’enchaînant comme des versets, ce sont les rythmes intrinsèques au vivant qu’orchestre Anne Sibran. En exploratrice du grand mystère de l’être-animal, elle cherche à faire entendre la langue musicale et sauvage de ce tréfonds opaque où bruit la vie. Gageure qui relève de la grande poésie, de celle qu’anime la tension de la traque, et qui mêle aux grandes volutes de l’instinct, le tremblement métaphysique et la fièvre ontologique. Défi, ici, magnifiquement relevé. Anne Sibran passe de l’homme qui dit à l’animal qui vit, en retrouvant quelque chose de la langue terreuse et odorante d’avant l’articulé. Quelque chose des bas-fonds maternels de l’histoire des espèces, de sa magie brute et de ses lointains intérieurs.
Je suis la bête
Anne Sibran
Gallimard,
« Haute enfance »
128 pages, 13,50 €
Domaine français La chair du sensible
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Richard Blin
À travers l’étonnant monologue d’une enfant abandonnée et ensauvagée, Anne Sibran explore le va-et-vient entre l’homme et l’animal. Et nous convainc que la culture n’est pas le destin de la nature.
Un livre
La chair du sensible
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.