D’où j’habite dans l’immeuble jumeau du mien j’aperçois toujours les deux mêmes petits vieux qui fument à la fenêtre. Il est au quatrième étage, elle au deuxième. C’est une Marocaine avec un fichu sur la tête, elle garde longtemps sa clope entre ses deux mains jointes, les avant-bras posés sur le rebord ; elle regarde le boulevard des Maréchaux comme si c’était un grand mystère. Lui fume des cigarillos. Il porte un pyjama à rayures, il a l’air plus ou moins vieux selon les jours, il est moins calme qu’elle. Le matin quand je ne suis pas au travail je regarde toujours pour les voir par la fenêtre, ils fument ensemble, si ça se trouve ils ne se connaissent même pas ? Je ne sais pas ce qu’elle fabriquait aujourd’hui mais elle n’a pas ouvert sa fenêtre avant dix heures passées, j’attendais de la voir pour raconter tout ça. Lui il avait déjà ouvert et refermé une bonne dizaine de fois, en pyjama, en robe de chambre et en marcel.
Ils ne voient pas la même chose probablement, sur le boulevard des Maréchaux. C’est un spectacle plutôt laid, sauf qu’on a eu un beau merdier, jeudi, avec la grève. Mes fistons ont séché l’école et moi aussi. Je n’allais quand même pas me taper à pied le diable vauvert, et plus un velib’ sous la main. Pourquoi cette impression que les gens aiment bien aller travailler quand c’est la grève ? Ils font de l’exercice, ils engueulent les syndicats, les privilèges, les fonctionnaires, les voitures, les cyclistes et les piétons. D’autres gueulent seulement pour gueuler, (ils en ont rarement le droit). C’est mieux que rien si ça se trouve ? Je suis allé me balader.
Dans mon quartier à toutes les écoles Resf a tendu de grands draps : laissez les grandir ici, c’est leur slogan. Rouge sur fond blanc. Jeudi on avait un mail de la Ligue des droits de l’homme, paraît-il qu’ils avaient prévu une rafle de sans-papiers. Avertir ceux qu’on connaît de rester chez eux, oui d’accord. Mais les autres, comment on fait ? On en a pas entendu parler aux nouvelles, alors bon. Quand la dame a terminé sa cigarette, elle ferme la fenêtre, elle a des jolis rideaux colorés. Le monsieur laisse toujours ouvert. Il n’arrête pas de sortir la tête. Elle nettoie ses carreaux souvent. Qu’est-ce qu’il guette ? Elle, quand elle regarde en bas, elle regarde en bas, et quand c’est fermé c’est fermé. Ils n’habitent pas vraiment le même endroit, finalement.
On a commencé à virer des mômes dans le collège où je bosse. La petite métisse aux extensions roses et aux lentilles turquoise, en troisième. Elle avait passé les seize ans, finie l’obligation scolaire. À quelques semaines près elle aurait sans doute continué ici, encore une histoire de papiers. En attendant de trouver un truc à faire elle revient à l’entrée du collège pour bavarder avec ses copines. Elle fait comme tous les mômes virés, ils ont du mal à comprendre où ils sont, maintenant. Parfois, on ne sait pas où il est caché, maintenant.
La vieille dame a des yeux perçants mais très doux. Elle a un tatouage sur le front. Sonia la gamine pleurait souvent entre deux conneries. Je me sens un peu moche : je lui ai mis un rapport moi aussi. En classe elle faisait une démonstration avec un gros tube de colle Uhu, pour faire rire les copines. J’aurais pas dû. Elle ne s’est même pas présentée au pré-conseil de discipline. Sa mère est venue, elle a explosé son forfait de portable pour la faire rappliquer, en vain. Elle n’est pas allée bien loin.
D’anciens élèves, j’en vois dans tous les coins ces derniers temps. J’ai rencontré Etienne, d’un collège à Bondy, il est devenu un beau mec avec deux portables scotchés en même temps à ses oreilles sur la place de la Nation, assis sur un scooter à vous faire pâlir d’envie. Il m’a donné un numéro de téléphone si j’avais besoin d’un service commercial, en souvenir du bon vieux temps. J’aurais jamais imaginé un ex-flemmard si occupé. Le beau Mehdi aussi, juste la semaine dernière, je me rappelais que ses yeux, maintenant il a vingt ans et il travaille dans le tourisme, il s’habille à la mode chalala, ça a l’air de marcher pour lui. La jeune Ines dans un magasin de chaussures. Elle n’en vend que le samedi, le reste du temps, elle fait un Master de droit des affaires. Elle était bonne en classe je me souviens, en plus elle aimait bien l’anglais. Et vous ça va mieux msieur, le moral, vous vous rappelez, la classe de oufs que c’était ? J’oublie les noms, je mélange les histoires. Je cherche mon maintenant moi aussi, et je ne sais plus où il est. Because qu’est-ce que ça veut dire, que je croise tant d’anciens élèves ces derniers temps ? Parfois ça me fait plaisir, et d’autres fois ça m’inquiète. Je suis superstitieux mais je change souvent d’avis, alors bon. E tutti. Et maintenant, je fais quoi ?
Je voulais pas mais j’ouvre ma fenêtre, moi aussi. Je rejoins la vieille dame du quatrième et le monsieur plus bas. Il y a d’autres gens aussi, en me penchant sur la droite, je les vois. Ensemble, nous regardons le boulevard des Maréchaux. J’habite ici. J’ai tout mon temps. Enfin, je crois.
Choses vues Fenêtres sur boulevard
novembre 2007 | Le Matricule des Anges n°88
| par
Dominique Fabre
Fenêtres sur boulevard
Par
Dominique Fabre
Le Matricule des Anges n°88
, novembre 2007.