Longtemps absent du discours public sur la grande Histoire, le destin des populations allemandes déracinées à la fin de la Seconde Guerre mondiale n’a pendant des décennies intéressé qu’elles-mêmes. Et si la littérature s’est, comme souvent, placée à l’avant-garde pour briser le silence des souffrances endurées par ces millions d’Allemands quittant les territoires de l’Est, c’est toujours avec cette interrogation essentielle : comment évoquer, jusqu’à se faire reconnaître comme « victime », ses propres souffrances (bombardements, exode forcé) quand on est a priori héritier du camp des « bourreaux » ? Dans la lignée d’historiens (Jörg Friedrich), d’écrivains (W. G. Sebald, G. Grass, C. Hein), et encore récemment de cinéastes (Die Flucht, de Kai Wessel), Reinhard Jirgl, fortement marqué par l’histoire de ses grands-parents, porte à une virtuosité singulière la thématisation de cette page tragique du passé allemand.
Nous sommes à la fin de l’été 1945, les décrets Benes viennent de condamner « la population d’origine allemande » à l’exode une des façons pour les Tchèques de se venger des crimes commis par le régime national-socialiste. De la petite ville de Komotau dans les Sudètes, ils sont nombreux à s’enfuir, affublés du brassard blanc (le stigmate infamant) autant que de « cet effroi déjà, comme si les rafales d’une tempête de chaux les avaient marqués au fer rouge de la Déportation Eternelle de tous les Siècles peur faim colère fange maladies. » Parmi eux, quatre figures de femmes : Johanna 70 ans, ses filles, Hanna et Maria, et sa petite-fille de 18 ans, Anna. Chez Jirgl, l’histoire de l’Allemagne, qui s’étire ici des années 40 jusqu’à nos jours, se superpose d’emblée à l’histoire d’un clan, d’une appartenance. Éprouvant à cet égard est leur périple de Magdeburg jusque dans un coin perdu de l’Altmark, cette partie de l’Allemagne qui formera bientôt la zone d’occupation soviétique, avant de devenir la RDA à partir de 1949. En quelques descriptions, dont les arêtes tranchantes ont la sobriété brute et hallucinée des romans de Gert Ledig (« ça et là, quelques maisons dressées comme les dents encore saines d’1 dentition défoncée… »), Jirgl nous dit tout des difficultés à venir de cette implantation d’autorité dans de nouvelles contrées inhospitalières. Mépris, violences et humiliations, partout elles se cognent à « une hostilité pesante comme une coulée de métal ». Entre les complaintes nostalgiques de sa vieille mère (« L’-Histoire nous a chassées de Notre-Pays – (…) Jamais nous ne reverrons la Terre-Natale ») et la docilité d’une sœur fragile, Hanna elle, irradie d’une force morale ambivalente : infaillible dans ses principes (« Qui tourne le dos à sa famille ne vaut rien (…) Tout ce que l’on possède peut-être pris. Mais les bonnes manières é la fierté ! personne ne pourra les confisquer »), elle est prête à tous les sacrifices pour que sa fille revienne au Pays, « bien armée », quitte à devenir intraitable dans l’autorité qu’elle...
Événement & Grand Fonds Héritage maudit
Premier roman de Reinhard Jirgl à être traduit en français, « Les Inachevés » met en scène le drame moral et existentiel de quatre femmes expulsées des Sudètes après la Seconde Guerre mondiale. Quand la perte de la patrie s’inscrit au cœur de la généalogie familiale.