Oeuvre lazaréenne
Les mots de Jean Cayrol, vous les avez entendus sans doute : sans doute résonne encore en vous, porté par la voix profonde de Michel Bouquet, ce récit monocorde, comme distant mais à la limite parfois d’une sorte de cynisme cruel de l’expérience concentrationnaire que décrit Nuit et Brouillard. Résistant, déporté à Mauthausen en 1942, Jean Cayrol, survivant, écrivit pour Alain Resnais le texte conducteur de ce documentaire qui, en 1956, fit rejaillir la mémoire, alors un peu oblitérée, des camps et subit la censure quand apparut sur l’écran un képi de gendarme français, collaborateur obéissant de l’extermination. C’est par ce texte qu’il faut peut-être commencer la lecture de ce fort volume : ainsi que l’indique le titre d’Œuvre lazaréenne on a rassemblé ici un ensemble de récits (nous verrons que le terme de roman est probablement inadéquat) qui tournent autour de ce point aveugle, dans la plupart des cas non dit mais implicite, qu’est l’expérience de la déportation, et plus encore, des camps. Métaphoriquement Cayrol appelle Lazare celui qui en revient, qui a échappé à la mort qui là-bas lui était réservée mais qui, comme peut-être il arriva à celui que le Christ fit sortir de son tombeau (les Evangiles ne nous les disent pas !) ne sait plus vivre dans ce monde qui ne l’attendait plus et cherche comment mourir enfin. Cette survie passe par la parole (On vous parle est le titre de la première partie du premier texte Je vivrai l’amour des autres, qui obtint le prix Renaudot en 1947), les personnages de Cayrol oscillent entre le silence mélancolique et douloureux du survivant qui ne peut parler pour les victimes (problématique qu’abordent aussi bien Primo Levi qu’Agamben dans son passionnant Ce qui reste d’Auschwitz) et la logorrhée maladive de celui qui a besoin des mots pour se refaire une existence un peu moins fantomatique. Un essai fondateur, Lazare parmi nous (publié dès 1949 dans Esprit la position de Cayrol vis-à-vis du personnalisme chrétien mériterait d’être fouillée) tente de décrire ce qu’il esquisse comme un « romanesque concentrationnaire » : cet art « portera les stigmates » du fait que les camps ont eu lieu, désormais tout homme aura, face à lui, cette menace, devra se débattre entre la « solitude à cran d’arrêt » et « l’amour parasitaire ». Ce sera là une « littérature d’empêchement ».
Bien sûr il est devenu impossible de raconter, comme naguère, des « histoires » en cela Cayrol rejoint la critique du roman traditionnel qu’élaborent parallèlement les écrivains du Nouveau Roman, mais s’en distingue également. À cet égard, il est regrettable que cette édition (peut-être un peu mise au point à-la-va-vite, parsemée çà et là de fautes gênantes romancier « nazaréen » au lieu de « lazaréen » par exemple ! et dont le choix des textes ne nous est pas explicité La Noire est un curieux récit, entre romantisme et surréalisme, proche de Gracq par certains aspects, et donc assez différent des autres) se contente de faire précéder chaque texte d’extraits critiques d’intérêt variable mais souvent limité alors que les essais, denses et passionnants, que consacra très tôt Roland Barthes à Cayrol ne sont même pas nommés… Les figures (on ne peut peut-être même pas parler de personnages) qui dans ces pages déambulent à la recherche d’une vie qui enfin prenne consistance sont donc évanescentes, le monde qu’elles arpentent (on marche, chez Cayrol, autant que l’on parle) est à la fois concret d’une matérialité qui fait obstacle ou rassure, selon l’état d’âme qui prédomine et troué : un peu comme chez Kafka, l’homme en quête de repères ne cesse d’observer, de se raccrocher à ce qui l’environne mais en même temps le fuit, se dérobe. Nous sommes également désarçonnés par ce curieux mélange : cette quête somme toute métaphysique (puisqu’il s’agit de l’être, de l’essence de l’humanité, dans son dénuement radical) se joue dans un monde que, littérairement, nous pourrions rapprocher d’une certaine veine populiste : ces hôtels minables, ces gargotes où l’on s’enivre de mauvais vin, ces prolétaires que menace le chômage, ces petits pavillons de banlieue, ces jeunes femmes déjà usées par la prostitution occasionnelle, nous les avons rencontrés chez le premier Céline, chez Carco, chez Barbusse, chez Bove aussi. Comme chez ce dernier, la fatigue est un poison qui envahit insidieusement, amollit les membres, annonce le sommeil, les villes sont grises, les visages ternes, les corps que l’on essaie de toucher ne font que nous renvoyer à notre propre chair mortelle une lueur d’espérance parfois brille furtivement, étincelle éphémère, luciole : l’amour ?
C’est avec patience qu’il faut lire ces pages, et compassion envers ce que nous pouvons tous être en nous le dissimulant ou devenir, c’est osons le mot, radicalement anachronique mais approprié ici de charité qu’il faut faire preuve, pour approcher ces ombres fragiles.
Œuvre lazaréenne
Jean Cayrol
Seuil
1031 pages, 30 €