Le roman, au long des siècles, a connu de multiples métamorphoses, sa plasticité, sa malléabilité s’est prêtée à nombre d’inventions et d’emprunts, il a su se nourrir de tout ce qui lui préexistait (théâtre, épopée) comme de ce qui se présentait de neuf. Nul doute que ce roman, dès l’abord, nous semble entretenir avec le cinéma un rapport étroit. Non seulement on y retrouve, comme dans la longue tradition du western ou dans le récent succès mérité que fut Le secret de Brokeback Mountain, les espaces sauvages de l’Ouest, que parcourent de lourds troupeaux ou des chevaux agiles, et que hantent des ranchers taciturnes, rudes en apparence et secrètement blessés, mais plus encore parce que la réalité, quotidienne, concrète, perçue par les sens, y est la matière première. Ces quelques mois durant lesquels bascule la vie, jusque-là régulière et maîtrisée, de John Hunt, quadragénaire veuf et noir, installé par choix dans cette petite ville, nous sont présentés dans un récit à la fois minutieux et sans fioritures, une sorte de puzzle patient et pourtant vibrant : chaque geste renvoie à une nécessité, qu’il s’agisse des tâches à effectuer pour nourrir les animaux, dresser les chevaux, entretenir les barrières, ou préparer le « ragoût d’élan », que ce soit les gestes de la tendresse, de l’amour naissant puis confiant pour l’admirable Morgan, ou encore de ceux qui tentent de sauver la vie d’autrui, quand la tragédie, brutalement, foudroie. Et puis, comme dans les meilleurs films, par exemple, des frères Coen, ce sont les dialogues et il faut sans doute saluer ici la qualité de la traduction qui, par leur finesse, leurs nuances, nous permettent d’approcher la richesse de ces personnages, et la multiplicité des sentiments qui ici, par petites touches, nous est offerte : tendresse, admiration, désir, peur, mépris, colère, culpabilité…
Cette Amérique-là, en effet, est loin des clichés auxquels parfois il nous arrive de nous laisser aller entre notre anti-américanisme traditionnel et notre fascination tout aussi peu réfléchie et l’intolérance comme la mort y sont aussi surprenantes qu’elles peuvent l’être pour nous. Là-bas comme ici, le monde avance, chacun tente de s’y adapter : un noir peut, après avoir fait des études d’histoire de l’art à Berkeley, décider de devenir éleveur et tenir sa ferme avec son oncle, lui-même sorti de prison où il passa onze ans pour avoir tué l’amant de sa femme. Vivent aussi, dans les environs, des Indiens, pourvus de noms exotiques Daniel Bison Blanc, Elvis Soldat Bison mais tout aussi installés dans la banalité de leurs travaux agricoles. Mais un jeune homo est assassiné, le fils d’un vieil ami de John vient, avec son amant, tenter d’organiser une marche, une gay pride, et des néonazis traînent dans les parages, pitoyables mais menaçants, car la seule certitude c’est bien « la cruauté dont les êtres humains sont capables ». « C’est la frontière, ici, cow-boy » affirmera dans les dernières lignes un des personnages mais il ajoutera aussitôt « Partout, c’est la frontière ». Et c’est bien sûr la frontière, poreuse, fragile, entre le bien et le mal, l’innocence et la faute, le pardon et la haine, l’indifférence et la jalousie, l’affection et le désir, que se tiennent, se débattent plutôt les personnages. Les animaux, quant à eux, offrent d’autres signes, que certains dont John sont capables de lire : un bébé coyote, rescapé de l’incendie malveillant de son terrier, y perd une de ses pattes, mais apprend à marcher avec les trois qui lui restent et, quand il avance, « à l’endroit où il avait fait halte, il restait un coin de neige intacte, ou presque, sous la patte avant gauche ».
Blessés
Percival Everett
Traduit
de l’américain
par Anne-Laure
Tissut
Actes Sud
271 pages, 20 €
Domaine étranger À l’Ouest, de nouveau
février 2007 | Le Matricule des Anges n°80
| par
Thierry Cecille
Dans le Colorado, aux marges du Désert rouge, hommes et animaux sont aux prises avec l’immémoriale question : comment vivre ?
Un livre
À l’Ouest, de nouveau
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°80
, février 2007.