Quand on demande à Pierre Lepape si son expérience du journalisme il a commencé dans les pages du quotidien Paris-Normandie l’a « formé » à comprendre la littérature au prisme des réalités politiques, il inverse la proposition : « c’est la littérature qui me permet d’éclairer le réel ». En cela, il a quelque parenté avec Charles Sorel : celui-ci considérait qu’un roman devait permettre à ses lecteurs de mieux vivre, de mieux se diriger dans la société. « Ce qu’il reprochait au roman traditionnel, c’est au contraire de leur mentir, de les égarer, de les éloigner de leur vie et de leur bonheur » : en 1623, avec l’Histoire comique de Francion, Sorel entreprend de les rapprocher de ce bonheur. C’est un roman touffu, compliqué, provocant, polémique. On y observe la société telle qu’elle fonctionne ; on y découvre que l’État est une fiction parmi d’autres, à laquelle on pourrait ne pas croire. L’entreprise est séditieuse, elle prolonge la pensée de la Renaissance et participe du bouillonnement (poétique autant qu’idéologique) du début du XVIIe, « période indécise où tout semble possible ». Tout est possible, jusqu’à l’arrêt du Parlement de Paris : l’année même où paraît Francion, on condamne par contumace le poète et libertin Théophile de Viau à être brûlé vif.
Sorel reprendra son ouvrage, en 1626 puis en 1633. Il le prolonge, et surtout l’amende. Il multiplie noms d’emprunt et stratégies d’effacement. Il s’essaye à la philosophie, à l’histoire : c’est un érudit, et, commente celui qui signe La Disparition de Sorel, « l’érudition est un des visages de la mélancolie ». Au temps de la « grande vitrification du classicisme », au temps de la parole policée et des écrivains-courtisans, Sorel est peut-être un mort-vivant. En s’essayant à le faire renaître, Lepape fait bien sûr œuvre littéraire : comme d’autres (« Dans ce livre, il y a beaucoup des discussions que j’ai pu avoir avec Pascal Quignard »), il se saisit des figures historiques pour nourrir de nouveaux romans. On préférera de loin ces fictions plausibles à celle d’une histoire littéraire oublieuse. « Quand on fait l’histoire de la littérature, on fait l’histoire de ses vainqueurs » : dans un mouvement inverse, celui qui rêve d’un essai sur les « ombres des Lumières« »ces écrivains qui se sont opposés à Diderot ou à Voltaire et qui ont disparu de la circulation » entend retrouver les voix perdues des vaincus.
Votre livre est très informé, mais on n’y trouve pas de notes ou de bibliographie.
Oui, à la différence du Pays de la littérature (Seuil, 2003), je ne voulais plus du tout de cet appareil. Je voulais qu’il reste un peu de Sorel dans ce que j’écrivais ; or Sorel me paraît trop libre, disparate, contradictoire, pour que mon discours soit lui-même normé. Je voulais même me donner la possibilité de faire un petit peu de roman. On sait si peu sur la biographie de Sorel, il y a tellement de trous, de choses à rêver, à construire. Rien, dans les textes, ne dit...
Entretiens Les écrivains perdus
janvier 2007 | Le Matricule des Anges n°79
| par
Gilles Magniont
Sommes-nous voués à reproduire le meurtre de nos aînés ? Avec « La Disparition de Sorel », investigation savante et romanesque, Pierre Lepape fait œuvre de mélancolie comme d’opposition.
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