Pour peu qu’on l’ait lu, on a compris à quel point Éric Chevillard aime se détendre et à quel point il nous amuse en le faisant. Ses romans composent depuis Mourir m’enrhume (Minuit, 1987) une vaste mer d’amusements, rebondissants et savants souvent, diablement écrits toujours et d’une rhétorique stylée. On pourrait ajouter qu’il n’est pas aujourd’hui d’écrivain français plus malin qu’Éric Chevillard. Et de loin. Apparemment délicat, il semblait ne devoir jamais tomber dans l’ornière de l’outrance ou même simplement commettre le délit de gros mot. Par conséquent, bien sûr, c’est le registre qu’il a choisi, histoire de surprendre ceux qui, à l’annonce de la parution d’un nouveau Chevillard, commençait à faire les blasés et à s’écrier « Non au ronron ».
C’est Jean-Marie-Napoléon-Désiré Nisard qui fait les frais de ce contre-pied inopiné. Et comment ! Lapidé, laminé, moulu, vermoulu, écrabouillé durant près de deux cents pages, Nisard paye pour notre méchante joie et les nerfs d’Éric Chevillard, qui ne supporte plus, mais plus du tout, l’idée que le passage d’un certain « Désiré Nisard (1806-1888), journaliste, député, directeur de l’Ecole normale et académicien » persiste dans les annales terriennes.
Nous sommes d’accord : c’est du délit de dénomination, de sale tête, d’esprit médiocre, mais Chevillard y va avec tant d’énergie qu’on ne peut que se réjouir de cette lapidation. On n’a pas si souvent l’occasion de lire de si bons exercices de détestation à base de coq-à-l’âne, de juxtapositions et de digressions délectables, auxquels viennent prêter main-forte injures, menaces et promesses de supplices odieux, comme autant de rites libérateurs, quasi cathartiques : « Oh, comme il fait bon cogner parfois. A chaque coup porté, le bonhomme s’effrite. Il n’est plus insensé désormais de rêver d’un livre sans Nisard. »
Empruntant à la rhétorique du pamphlet à peu près interdite par le droit contemporain, la méthode est vieille comme le monde, il s’agissait de ne pas l’oublier, quitte à s’en prendre à un croûton oublié. Mais, au-delà du plaisir qu’il y a à manipuler ce registre féroce mais fantasque sans risquer l’opprobre ce qui, il est vrai, n’est pas très audacieux, il reste à comprendre pourquoi Chevillard a ressenti le besoin de Démolir Nisard.
Le dit Nisard (Désiré) avait sombré avec ses pairs (les pères La Morale) au fin fond d’abysses d’un immémorial oubli. À l’exception d’une réédition incongrue, Contre la littérature facile (Mille et une nuits, 2005), ce bretteur de bac à sable, réputé girouette et zoïle incontestablement plat de la « décadence de la littérature » l’antienne vieux-con avait libéré l’espace et l’on pouvait d’ores et déjà apprécier « la dépaysante beauté du monde sans Nisard » réclamée par Chevillard. Il faut en déduire que, selon ce dernier, l’influence de Nisard est toujours prégnante. On comprend donc qu’il s’agissait pour Chevillard de tuer symboliquement la critique contemporaine, tout en proclamant son amour de la littérature. Aussi réjouissante que possible, cette déduction entraîne une nouvelle question : qui donc Nisard masque-t-il alors ? Évidemment, l’enquête est ouverte, mais elle promet d’être longue, car ne manquent ni les cafouilleux idiots, ni les secoueurs de notion creuse, ni les pleutres péremptoires, ni les champions du concept idiot (mais apparemment nouveau), ni les cuistres incultes, non plus que les abrutis patentés… comme Nisard. Une piste supplémentaire ne serait pas superflue.
Démolir Nisard
Éric Chevillard
Éditions de Minuit
172 pages, 14 €
Domaine français Soutenir Chevillard
octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77
| par
Éric Dussert
Joyeux exercice d’exécration, le nouveau roman de l’auteur du Vaillant petit tailleur s’en prend à un innocent fléau. Innoncent ? voire….
Un livre
Soutenir Chevillard
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°77
, octobre 2006.