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Zoom Les vertiges de l’identité

octobre 2006 | Le Matricule des Anges n°77 | par Sophie Deltin

L’écrivain suisse Pascal Mercier, né en 1944, retrace le périple d’un homme s’élevant par le hasard et l’intelligence à la conscience de ce qu’il est, et n’a pas osé être.

Train de nuit pour Lisbonne

Partir, risquer à l’aventure son âme pour se rapprocher de soi-même et avoir la sensation de « vivre enfin selon ses vœux, selon sa passion et au diable les autres ». C’est ce qu’entreprend un beau matin Raimund Gregorius, professeur de langues anciennes, dont l’austère érudition et la vie « immuablement » réglée font penser à Kien, cette figure poussiéreuse du Savoir décrite par Elias Canetti dans Autodafé. Un matin donc, en plein cours de latin, le philologue se lève, quitte la classe, la Suisse, et sort de son existence « comme d’une vieille peinture à l’huile accrochée au mur d’un musée, dans une aile latérale oubliée ». Auparavant, il a sauvé du suicide une femme penchée sur le parapet d’un pont et dont la langue, le portugais, l’a ébloui. Peu après il découvrira dans une librairie et encore par hasard, un livre d’un poète, Amadeu Ignacio de Almeida Prado, portugais lui aussi, et dont les propos hardis et comme « écrits pour lui » vont à ce point le marquer qu’il décide de partir à Lisbonne sur les traces de cet « orfèvre des mots », médecin et opposant à la dictature de Salazar.
On pourra certes regretter la succession peu vraisemblable de ces deux rencontres inopinées au début du roman, on en retiendra d’autant plus que c’est la fascination pour le verbe, la magie et le pouvoir d’une langue, qui chez Gregorius agit comme l’élément détonateur de sa mise en chemin. Pour cet intellectuel myope, hanté de surcroît par la peur de la cécité, la découverte puis l’apprentissage du portugais dont il a pressenti « l’acuité de perception » singulière, signifie l’accès à « une nouvelle sorte de lucidité ». Plus que dans l’histoire passionnante de Lisbonne, à la recherche des proches, des amis et compagnons de Résistance d’Amadeu de Prado, c’est en effet dans les dédales insoupçonnés de sa propre intériorité que pénètre Gregorius tandis qu’il s’attelle à « fouiller » et « déchiffrer » la conscience d’un autre celle cisaillée de doutes du poète portugais. Dans ce jeu de miroir qui ne cède pourtant jamais à l’illusion de la transparence à soi, c’est également le regard du philosophe Peter Bieri, né à Berne en 1944 et professeur à Berlin, qui vient se réfracter à travers celui de Pascal Mercier, son nom de plume. « S’il existait une pensée poétique et une poésie pensante ce serait le Paradis » fait-il dire à Prado dans une de ses réflexions, une gageure que ce roman d’une justesse souvent fulgurante, relève assurément.
Dans cette double mise en abyme, le symbolisme du train, qui fait la navette d’un bout à l’autre du livre et que l’auteur emprunte à L’Homme qui regardait passer les trains de Georges Simenon, est là pour signaler ce processus à la fois spatial et temporel à la faveur duquel l’homme tente de s’expliquer à lui-même sa vie, ce qu’il est et ce qu’il aurait « pu devenir d’autre ». Car est-on libre de choisir qui l’on est (devenu) ? Et « S’il est vrai que nous ne pouvons vivre qu’une petite partie de ce qui est en nous qu’advient-il du reste ? » À travers ces questions dont la pertinence vient grever Gregorius d’une mélancolie tout angoissée, c’est bien le problème d’opter que soulève l’écrivain, de la nécessité (malédiction ?) qu’il y a à choisir une possibilité de vie parmi d’autres, refoulant les innombrables autres possibilités qui, faute d’être élues, restent en suspens d’être, comme une partie inconnue et abandonnée de nous-mêmes.
Il est vrai que le « ressac du hasard » peut parfois nous proposer d’en revivifier le contenu. Pour Gregorius, c’est ainsi toute la fonction de Lisbonne que de venir ressusciter « avec trente-huit ans de retard » un rêve d’écolier négligé, « Ispahan » ce nom de « code d’une autre vie possible qu’il n’avait pas osé vivre ». Le hasard donc, mais que serait-il, s’interroge Mercier, sans une conscience inspirée, sachant le féconder ? Si la rencontre de Gregorius avec la femme sur le pont a bien été fortuite, c’est à lui seul qu’il revient d’avoir su activer ce signe muet, et par suite lui donner « l’impérieuse nécessité qui caractéris(e) ce qui (est) totalement réel ». Loin d’être complètement aléatoire ou déterminée une fois pour toutes, la vie serait à voir comme une espèce de choix continué, en vertu duquel le caractère et la personne ne cessent de se découvrir, de s’effiler, de se réinventer conformément à cette « prolifération de soi-mêmes » dont parlait le maître des lettres portugaises, Fernando Pessoa.
Dans cette « poétique » du choix placée (aussi) sous la sagesse de Marc Aurèle et de Montaigne, c’est bien le sens de la finitude, l’expérience de la contingence et de « l’incoercible écoulement du temps » que partage Gregorius avec Prado. Le thème de la mort est d’ailleurs omniprésent dans les pensées du poète-médecin, ne serait-ce que par sa hantise de la rupture d’anévrisme, capable de venir biffer d’un seul trait le oui vital dans toutes ses ramifications. Assumer jusqu’au bout cette prescience de la mort, comme Prado l’a fait un jour jusqu’aux confins du Cap Finisterre, n’est-ce pourtant pas ce qui, en passionnant la vie, peut seul lui donner son « tempo » enfiévré son intensité ? À la fin du roman, restée délibérément ouverte par l’écrivain, Gregorius, rentré à Berne se faire hospitaliser en urgence, ne sait rien de plus sinon qu’il revient déjà de loin.

Train de nuit
pour Lisbonne

Pascal Mercier
Traduit de l’allemand (Suisse)
par Nicole Casanova
Maren Sell Éditeurs
496 pages, 22

Les vertiges de l’identité Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°77 , octobre 2006.
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