Il y a plus d’un livre dans Mes trains de nuit. Disons qu’il y en a au moins deux : celui du voyageur qu’on se représente assis, faute de mieux, sur son siège d’où il implore les divinités ferroviaires de lui accorder un peu de sommeil ou, sous l’apparence du chanceux allongé sur une couchette de wagon-lit et de ce fait un peu plus certain d’être exaucé ; il y a le livre aussi de celui qui, descendu de son train, arpente les contrées qu’il découvre, avec cette courbature du corps et de l’âme, cette hébétude qui sont le tribut à payer pour le choix d’un mode de transport aujourd’hui sur le déclin : les voyages au long cours en chemin de fer.
Magie de ces voyages dont la durée constitue l’essence et l’arrivée, un prolongement autant que la raison d’être.
Lisant le beau livre d’Éric Faye, une image vient à l’esprit : plus qu’un simple moyen de déplacement, on peut voir dans ces longs séjours au-dessus du ballast qui prennent tout leur sens et leur saveur quand la nuit vient suspendre le temps une façon d’être au monde, de l’éprouver, le deviner, le connaître dans l’état d’indécision que procure la torpeur du voyage. Ainsi, les moments où on n’est pas dans un train faisant route vers un orient inaccessible (« Existe-t-il un lieu, un noyau où l’Est ne peut plus être dévissé, où l’on atteint sa part irréductible ? » se demande l’auteur) ne seraient que des escales sur un périple sans cesse en attente d’être recommencé. Chaque voyage répercute l’écho d’un précédent. La fusion des souvenirs anciens et des sensations présentes, qui nourrit ce livre, suscite chez le lecteur même s’il n’a que peu éprouvé l’ivresse des nuits ferroviaires le sentiment d’un temps cyclique. Et c’est seulement lorsque les moyens et la nécessité de le mesurer ont disparu qu’on peut en appréhender l’essence. Évoquant un voyage vers le nord polaire baigné d’une lumière indécise : « Tout au long de cette nuit de train demeura la « couleur » du jour qui s’achevait et nul n’aurait pu dire à quel instant elle commença de se mêler à celle du jour suivant. » Et plus loin : « aujourd’hui ne meurt jamais et demain a déjà commencé ». Une impression de « temps gelé » avait aussi engourdi le voyageur monté dans le transsibérien, lequel « jouit d’un sauf-conduit pour franchir les fuseaux horaires. (…) Dans ce temps hors du temps, les gestes tendent à se faire plus lents, rien ne presse plus. » Disparition des repères temporels, monotonie de la steppe sibérienne. L’écriture d’Eric Faye, parsemée de jolies trouvailles poétiques, convoque le génie évanescent du temps et du lieu : « En direction du nord, l’horizon est un long, long brasero sur lequel rougeoient de petites braises, lentement recouvertes par une nuit qui sera brève. (…) Nous sommes en instance d’Asie. »
Deux livres en un, suggérions-nous en ouverture. À ceux entrevus depuis, il faudrait en ajouter un autre, qui s’efforcerait de repenser la frontière à l’aune de ce qu’en perçoit le voyageur : « la sensation de passer outre les barrières des nations, des langues et de la géographie dans la même « unité de lieu », le wagon, est sans équivalent. » Ou encore, évoquant la ligne Salonique-Belgrade-Zagreb : « en moins d’un jour de train, là-bas, vous traversez trois alphabets. »
Reconnaissons à présent que tous ces livres n’en font qu’un, conçu peut-être au terme d’un voyage qu’Éric Faye (petit-fils d’un cheminot qui fut d’abord marin au long cours) fit avec sa classe dans l’URSS glaciale de l’hiver 1981. Nuit blanche inaugurale dans le train Moscou-Leningrad, tentatives infructueuses de percer le mystère de « la nuit du dehors » à travers les vitres recouvertes de givre. Un livre pour redonner chair aux visages d’alors et pour que brillent encore les « lumières comme n’en dispensent que les quais de gare à peine surgis de l’aube. »
Mes trains de nuit
Éric Faye
Stock
247 pages, 18 €
Domaine français Ce qu’on voit des trains
janvier 2006 | Le Matricule des Anges n°69
| par
Jean Laurenti
Éloge de la lenteur, méditation sur le temps et les paysages enfuis, le livre d’Éric Faye invite à un voyage sans destination, au gré des aiguillages de la mémoire.
Un livre
Ce qu’on voit des trains
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°69
, janvier 2006.