Certaines musiques n’ont pas besoin de paroles pour toucher au cœur. Elles en disent assez, dans leurs accords mineurs pour susciter l’émotion, et, le silence rendu à lui-même, laisser à l’auditeur l’impression d’avoir effectué un lointain voyage. L’inverse est vrai aussi, et Danielle Robert-Guédon le prouve ici : ses phrases n’ont besoin d’aucune musique pour toucher au plus profond son lecteur.
On aurait quelques facilités à évoquer le fado portugais puisqu’on emprunte avec la narratrice les rues pavées de Lisbonne. Et puisque ce récit mêle, entrelacées dans les souvenirs qu’elle porte en elle, trois figures disparues qui restent chères à la romancière. On savait l’attachement de Danielle Robert-Guédon pour Bernard Lamarche-Vadel auquel elle avait consacré son premier roman, Le Désespoir du singe (Balland, 1997). On retrouve ici l’évocation de l’écrivain et artiste, premier des trois morts que le titre évoque. Les Vivants, les morts et les marins (qui reprend une phrase de Platon divisant l’humanité en trois catégories « les vivants, les morts et ceux qui vont sur l’eau ») pour autant n’est pas un travail de deuil composé sur le registre de la plainte. On laissera donc tomber le fado, pour lui préférer le paso doble « fait d’emboîtements et de reculades » que Danielle Robert-Guédon évoque : « toujours les danseurs feront la danse et aucun des hommes aimés ne sera un intrus dans ma vie quelque forme que prendra la dérive. » La dérive est ici consentie et prend la forme de ces papiers déchirés que les Brésiliens jettent par la fenêtre le soir du 31 décembre comme pour congédier leurs malheurs. C’est une errance entre trois ports, Lisbonne, Nantes et Rio et deux capitales, Paris et Prague où sont jetées les cendres de l’homme aimé, Magdi Senadji le photographe, prince des bars et de la lumière : « Magdi est mort depuis plusieurs mois. Sur son passeport, date d’expiration : 24 mars 2003. Il a obtempéré. Rien ne s’invente. »
C’est plutôt sur le mode de la célébration que s’articulent ici, dans un temps bouleversé, les souvenirs et les paysages, les villes et les livres, l’art et les cafés où « la vie (…) s’améliore d’un verre à l’autre ». Célébration à la voix brisée cependant, d’un temps à jamais perdu : « Je revois cet instant de pure adéquation à la lumière et à la brûlure du sable que l’on fuyait, les pieds sous la table, les lunettes de soleil sur le nez. Il est possible que l’éternité soit quelque chose de cet ordre, un oubli total, un état proche de l’idiotie. »
On pense parfois à un Jean-Claude Pirotte au féminin puisqu’on trouve des phrases sous la plume de l’une qu’on penserait pouvoir lire sous celle de l’autre : « Il y a des promenades qui ne mènent à rien, seulement aux bars. » C’est qu’on est dans la même proximité des livres, des morts et de ceux qu’on aime qui sont parfois les mêmes…
Venue à Lisbonne pour y trouver « une explication aux titres vertigineux qu’António Lobo Antunes donne à ses livres », c’est un autre António que la narratrice rencontre. Né comme elle à Nantes, il invente pour elle son histoire qui est peut-être vraie et des silences qui sonnent faux. Elle le suit dans les ruelles étroites, pousse des portes masquées derrière lesquelles les amateurs de fado attendent leur tour de chanter. Cet Antonio-là a le corps couvert de tatouages et l’on imagine qu’ils sont, chez lui, comme la partie visible de l’encre de tous les livres lus par elle, enfouis en elle. Elle le dit au final : « je crois au contenu des livres et à leurs mensonges, ce sont mes fortifications ». Des fortifications, qui, à l’instar du château de Brest ont été épargnées. Comme s’il fallait à Danielle Robert-Guédon que l’amour et la vie se donnent à elle dans une succession de deuils. Le troisième est celui d’Anne : « d’elle, je sais qu’elle aime l’art, l’alcool et les hommes, ça suffit à notre entente. Je sais aussi qu’elle (…) est rebelle comme je ne le serai plus, de cette pure rébellion qu’on ébarde au fur et à mesure qu’on vieillit. » Comme s’il fallait que les autres meurent pour qu’elle ébarde ces vies croisées au hasard des vents marins.
Les Vivants,
les morts
et les marins
Danielle
Robert-Guédon
Joca Seria
117 pages, 13 €
Poésie Une urne littéraire
janvier 2005 | Le Matricule des Anges n°59
| par
Thierry Guichard
Peut-on semer les souvenirs de ceux qu’on a aimés ? Danielle Robert-Guédon prouve qu’au moins, on peut faire de la douleur une célébration littéraire.
Un livre
Une urne littéraire
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°59
, janvier 2005.