C’est d’abord une phrase, longue, zigzagante, qui glisse sans point : une nuit un homme est aux prises avec un moustique, la chaleur et la mort qu’un ami suicidaire ajoute aux deuils de sa vie. On entre dans le quatrième roman de Bernard Comment sur un tempo excitant qui ne se relâchera pas.
Le narrateur est grutier ; sa place en ce monde est dans le bleu du ciel derrière les vitres parfois gelées de sa cabine. Ses études scientifiques le destinaient à d’autres hauteurs, la mort de deux femmes aimées et ce sentiment âpre et annihilant de ne plus appartenir au monde lui ont fait choisir les chantiers. La nuit, il joue au poker avec une technique chevaleresque et gagne un argent qu’il dilapide en achetant des poissons rares pour son aquarium.
Au retour de l’enterrement de son ami Charles, il rencontre Robert un maître saucier français. Les deux hommes ont des blessures intimes qui pourraient les ouvrir l’un à l’autre.
Robert est d’une école ancienne, celle des grands textes culinaires, d’une tradition où le temps a son importance. Mai 68 et la nouvelle cuisine ont fait de son art un vestige des temps anciens. La brigade des marmitons qui le narguent ignore que la patine qui s’inscrit dans le fond des casseroles est un or qu’aucune alchimie électronique ne peut offrir. Rencontrant notre narrateur, il décide de prendre le chemin de la fugue et part avec lui dans sa petite ville de Suisse. Qu’abandonne-t-il derrière lui ? Le narrateur l’apprendra, plus tard, en des pages d’une sombre beauté.
Bernard Comment a écrit là son plus beau roman. La phrase, comme un fleuve, mêle en un même mouvement une multitude de thèmes ou motifs. La gastronomie offre des pages somptueuses, le poker avance sa philosophie bataillienne de la dépense, l’amour, au passé définitif, tisse le linceul de tous les possibles et les poissons, somptueux fantômes muets que collectionne notre narrateur, opposent au brouhaha du monde leur silence énigmatique. Surtout, cette phrase, belle en ses rythmes, ses relances, ses élans, parvient à lier la pensée et l’émotion, le savoir et le ressenti. On lit avec des envies de tout noter, des appétits d’encyclopédistes. De savoir, par exemple, que pour faire un steak tartare, jadis, « on plaçait la pièce de viande sous la selle des cavaliers pour l’attendrir, pour la conserver aussi, grâce au sel de la sueur du cheval », nous redonne un moment l’épaisseur du monde.
Comment est née la phrase d’Un poisson hors de l’eau ?
J’ai eu le sentiment de réunir un petit peu tout ce que j’avais déjà entrepris jusqu’à présent. En 92, j’avais fait un livre, Allées et venues (Bourgois), qui regroupait des nouvelles, et il m’était apparu en cours d’écriture que je pouvais constamment déplacer les points. Et je m’étais dit alors que peut-être les points étaient en trop. J’avais fait cette expérience : sur les douze récits, les huit premiers étaient totalement déponctués. Là, j’ai travaillé très différemment de ce que...
Entretiens Comment en son phrasé
septembre 2004 | Le Matricule des Anges n°56
| par
Thierry Guichard
Le tout nouveau directeur de la collection « Fiction & Cie » y publie son dixième livre. Un des romans les plus stimulant de cette rentrée.
Un auteur
Un livre