Étrange et fascinant, mobile et fuyant, l’univers de Sandra Moussempès déplace avec lui la question de la lecture tant ce qu’elle écrit relève de l’expérience brute et de la pensée en souffrance. Comme c’était déjà le cas pour Vestiges de fillette (Flammarion, 1997), Captures est organisé en « suites », une dizaine, se développant en séquences, et nous révélant (mot qu’il faut aussi entendre au sens photographique), par bribes, ce qui se passe dans la chambre noire d’une tête où se bousculent images, souvenirs, sensations, et pensées. C’est l’algèbre cruciale de tout ce qui l’impressionne, de tout ce dont naît et meurt l’instant qui la marque, que met en équations Sandra Moussempès. Avec des mots et des silences, de la couleur et des voix, des échos de lectures et un instinct de grand fauve. Un monde d’esquives et de ruses, de pièges et de blessures, où proie et prédateurs se rendent coup pour coup. C’est cette vie secrète qu’expose Captures, un livre qui s’ouvre très symboliquement avec « Son père en songe réel » sur une suite qui montre combien reste obstinément présent ce qui est pourtant définitivement absent, nous laissant séparé et hanté.
La formule pourrait s’appliquer à tout l’ouvrage, à l’image du chassé-croisé d’apparitions et de disparitions, d’intentions et d’obsessions qui fondent les relations entre les choses, le décor et les êtres. Jeu d’éclipses et de reflets, rapports d’attraction et de répulsion qui traduisent le transitoire, l’instable et l’impossible d’une relation apaisée au monde. « Ne pas se couvrir de courroies mais retenir l’élan/ Tout en sachant reconnaître à la chute, ses qualités gustatives un peu de braise à consumer sur place ».
Quand les choses ne sont pas clivées ou morcelées, elles sont retenues, encloses sur elles-mêmes ou encore séquestrées. Comme si le « Je » était à jamais attaché à des êtres, comme s’il était l’otage de souvenirs, de pulsions. D’où ce sentiment d’impasse, souvent, cette sensation d’issues bouchées, cette navigation à vue sur les voies et les voix fluides d’une sorte de néant. « CECI EST MON CORPS VÉRIDIQUE// boîte en fer de 5 centimètres// creusée/ par / le/ sentiment// à présent tu es à l’intérieur ».
Une prison qu’il s’agit de conjurer par des pratiques qui tiennent du comportement magique ou du rituel d’exorcisme. « Pour digérer les syllabes du passé/ Elle panse les plaies d’une autre ». Face à l’impossibilité de maîtriser le monde, le réinvestir selon d’autres procédures. « Elle lui conseille de redéfinir une stratégie pour vivre plus intensément, d’apprendre à investir les aéroports sans prendre les avions (sa métaphore préférée), de construire son identité dans un lieu transitoire (préférable au silence des agnelles) en traçant des lignes sur les visages avoisinants, de se perdre avec l’écureuil dans une forêt tachetée ».
Couper dans les représentations comme dans les habitudes : l’écriture devient l’outil d’une ouverture, l’arme à opposer à l’autre face de la fascination, celle qui pousserait à baiser les blessures ou à caresser, nue, la fée, « celle/ qu’on ne nomme pas, consentante illuminée/ qui inflige/ inflige/ et ne se retourne jamais ».
Refusant l’emphase comme le pathos, Sandra Moussempès met l’ailleurs dans l’ici, l’ombre dans la lumière, le secret dans l’éclat. Un univers où il y a de l’infigurable et où le poème, bien plus que d’un acte de communication, relève du talisman et du vestige comme de cette beauté secrète qui rend aux cris des anges leur vérité intime.
Captures
Sandra MoussempÈs
Flammarion
140 pages, 15,50 €
Poésie Séparée et hantée
juin 2004 | Le Matricule des Anges n°54
| par
Richard Blin
Chez Sandra Moussempès on pense et on panse, on dissèque et on retient, on s’attache à l’aura et aux ombres mais on vit en otage.
Un livre
Séparée et hantée
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°54
, juin 2004.