Lors des siècles passés, les vies illustrées des martyrs et des saints permettaient d’édifier les consciences. Plus tard, furent présentées aux foules, celles des révolutionnaires, aujourd’hui celles des publicistes ou autres chantres libéraux. Si certaines destinées peuvent prêter à sourire, d’autres surprennent par la constance de leur engagement, la hauteur de leurs idéaux, leur sacrifice. Celle de Victor Serge sidère par son irréductibilité, son caractère visionnaire, la pertinence de ses dénonciations, sa foi en l’homme qu’il place au cœur de tout projet de transformation sociale.
Né Victor Napoléon Lvovich Kibaltchiche, à Bruxelles le 30 décembre 1890, ce fils d’anti-tsaristes russes a une enfance pauvre et vagabonde. À 15 ans, garçon de bureau, il fréquente les socialistes bruxellois. Puis opte pour l’anarchie. « L’Anarchisme nous prenait tout entiers parce qu’il nous demandait tout, nous offrait tout. » Quatre ans plus tard, typographe, il se rend à Paris et devient conférencier, traducteur, rédacteur. En 1911, il est condamné à cinq ans de prison pour complicité lors du procès de la bande à Bonnot. Ses années « en maison de force », donneront plus tard le sujet de son premier roman Les Hommes dans la prison. À sa sortie, expulsé de France, il part à Barcelone, participe au premier soulèvement anarcho-syndicaliste. De là, il essaye de se rendre en Russie où la révolution prend forme. Chargé des services de presse de l’Internationale communiste, il défend Petrograd assiégée. Mais commence aussi à critiquer la bureaucratie et l’absolutisme de Staline. Arrêté en 1928, Victor Serge est exclu de la vie politique. Exilé, il se met à écrire (une trentaine de romans, essais, poèmes nombreux seront détruits par la police politique). Libéré vers la France en 1936 grâce à Romain Rolland et André Gide, il sera un des premiers à dénoncer le stalinisme. Réfugié au Mexique, il y mourra dans la misère en 1947.
Aujourd’hui, les éditions Climats publient ses trois premiers ouvrages, témoignages vifs, lucides, acérés, humains. Si Les Hommes dans la prison s’avère sombre et tendu, malgré un style alerte, Naissance de notre force, contant les pérégrinations de Barcelone à Petrograd apparaît presque comme lumineux, et ce malgré l’effroi des temps. Les portraits notamment surprennent par leur finesse. Portraits d’individus qui rassemblés génèrent l’idée d’une force kaléidoscopique. « Andrès, rédacteur à la feuille de la Confédération, maigre argentin basané aux traits durs découpés en angles droits, pointu de menton, pointu de regard et qui tenait entre ses lèvres violettes une cigarette pointue… » Il est question d’une Révolution anarcho-syndicaliste perdue et d’une autre gagnée par les communistes où autoritarisme et terreur pointent déjà. Le problème de la gestion du pouvoir deviendra crucial dans Ville conquise, troisième roman qui évoquera les deux sièges de Petrograd, libérée par Trotski et son fameux train blindé. Le clair-obscur prend ici des airs de crépuscule. La fin justifie-t-elle les moyens, doit-on utiliser les mêmes armes, la même barbarie que nos propres ennemis ?
C’est en fait ce que Victor Serge a toujours refusé, privilégiant la primauté de l’individu sur les circonstances, les dogmes, le pouvoir. Anarchiste plus que communiste, Victor Serge, longtemps placé dans l’ombre, réapparaît aujourd’hui avec un questionnement pertinent sur l’idée de révolution, une écriture et un ton très modernes. Comme si un révolutionnaire pouvait aussi cacher un brillant écrivain. « Je concevais (…) l’écrit comme un moyen de communion, sur un témoignage sur la vaste vie qui fuit à travers nous ».
Victor Serge
Les Hommes
dans la prison
et Naissance
de notre force
et Ville conquise
Éditions Climats
250, 253 et 263 pages, 18 € chacun
Histoire littéraire Permanent de la révolution
mai 2004 | Le Matricule des Anges n°53
| par
Dominique Aussenac
Dénonciateur des crimes de Staline, l’anarchiste Victor Serge (1890-1947) fut aussi un écrivain hors pair, à la langue exaltée et fraternelle.
Des livres
Permanent de la révolution
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°53
, mai 2004.