À la fin de son livre de réflexion sur le statut de l’image aujourd’hui, et la différence de ses fonctions dans le champ artistique, Jacques Rancière se demande s’il y a de l’irreprésentable. Ou plutôt, il se demande : « À quelles conditions peut-on donner à cet irreprésentable une figure conceptuelle spécifique ? » Introduisant cette question à partir de la notion de représentation comme régime de pensée de l’art, il prend notamment l’exemple de l’Œdipe-roi de Sophocle, dont l’irreprésentabilité posa question à Corneille lors de l’écriture de sa propre pièce, sur au moins trois points : l’horreur physique soulevée par les yeux crevés d’Œdipe, l’excès des oracles qui anticipent le déroulement et l’absence d’intrigue amoureuse. Alors qu’il s’agit précisément de « faire voir » par la parole, les yeux crevés d’Œdipe, en ce qu’ils donnent trop à voir, privent la parole du « pas faire voir » qui en est la marque. Les difficultés de l’auteur avec son sujet, selon le philosophe, ne tiennent donc qu’à une incompatibilité des « régimes représentatifs ». Prenant ensuite l’exemple de Shoah de Claude Lanzmann, où il ne s’agit pas tant de dire le réel de l’holocauste, mais « le réel de sa disparition, le réel de son caractère incroyable », Jacques Rancière empreinte à Lyotard l’usage que celui-ci fait de la notion kantienne du sublime. Témoin de « l’indéterminé », ayant à rendre compte du « il arrive », l’art sublime serait ce qui vient attester de l’impensable et de son oubli. L’allégation de l’irreprésentable n’a plus lieu d’être dès lors : « elle exprime simplement un vœu, le souhait paradoxal que dans le régime même qui supprime la convenance représentative des formes aux sujets existent encore des formes propres respectant la singularité de l’exception. »
On voit bien l’enjeu d’une telle pensée pour l’exercice de la littérature, dans une perspective poétique ou politique. L’essai tout entier fonctionne d’ailleurs comme une entreprise de dynamisation conceptuelle. Après la fin des images proclamée par l’avènement à la modernité, après le rejet mallarméen du commerce social de l’imagerie et de son universel reportage au profit d’un art pur, non figuratif, Jacques Rancière revient sur le retour contemporain au culte de l’image dont il analyse les modalités. Loin d’en référer à une unicité, il s’attache à démêler les échanges entre les différents statuts de l’image. Une analyse notamment de la « phrase-image » de Godard conduit à une description de la grande parataxe flaubertienne et l’effondrement des systèmes qu’elle engendre : « La phrase juste est celle qui fait passer la puissance du chaos en la séparant de l’explosion schizophrénique et de l’hébétement consensuel. »
Soulignant la singularité des opérations que procurent les images, dans un rapport toujours entre le dicible et le visible, cet essai vise finalement à nous émanciper de toute relent théologique. Loin de toute fascination iconique, démontrant au passage que la fin de la mimesis ne fut jamais pour l’art une sortie de l’intelligibilité et du discursif, s’attachant à replacer toute soi-disant pure picturalité dans un constant tressage des mots et des formes, il resitue la pensée au cœur du travail des images. Et par là même, implicitement, nous invite à continuer d’imaginer le réel.
Le Destin
des images
Alain RanciÈre
La Fabrique
156 pages, 13 €
Essais Penser l’image
janvier 2004 | Le Matricule des Anges n°49
| par
Xavier Person
« Le moderne dédaigne d’imaginer » disait Mallarmé. Après le retour contemporain des images, Alain Rancière s’attache à penser celles-ci dans une perspective de libération politique ou poétique.
Un livre
Penser l’image
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°49
, janvier 2004.