En exergue à L’Avant-dernier Jour, ces mots de Ferdinando Camon : « Un enfant jouait avec d’autres enfants à se cacher. Il fermait les yeux et croyait ainsi ne pas être vu. Il y a là quelque chose que je dois éviter ». Jacques Laurans n’a pas su, il est toujours cet enfant aux yeux fermés qui réinvente d’autres lumières. Sans âge, plutôt près de la soixantaine, d’une timidité maladive, il donne l’impression de vivre dans l’ombre, une très humble et peut-être inquiète austérité, cultivant dans ses écrits fragmentaires le miroitement des mots, les jaillissements de clarté, les bandes alternées d’or et d’ébène. « Écrire pour moi, c’est essayer d’y voir clair. C’est la possibilité de voir qui me donne la possibilité d’écrire. La clarté, la lumière, c’est le blanc de la page. Chez moi, il y a très peu de mots. Les phrases sont noyées dans le blanc. Chaque phrase est d’autant plus visible, palpable. Je crois qu’on les sent parfois de manière presque tactile, du moins je l’espère. »
Né dans un petit village marocain, il passa sa jeunesse à Casablanca, se réfugia très tôt Dans la salle obscure (Seuil, 1997) des cinémas, vivant d’autres vies, poursuivant d’autres ombres. Chroniqueur de cinéma et de jazz, il publia dans Ballades (P.O.L, 1987) une suite de variations sur quarante-cinq saxophonistes. Il écrira son premier ouvrage à près de 40 ans, une commande du Temps qu’il fait. « Je ne suis pas quelqu’un de précoce. C’est plutôt le cinéma qui a précédé les livres et c’est justement cette notion de regard qui a aiguisé un petit peu ma pensée, ma réflexion. J’ai éprouvé le besoin d’écrire pour mieux comprendre des images, des histoires qui m’échappaient plus ou moins. » La Beauté du geste (Le Temps qu’il fait, 1984) fait partie de sa trilogie autobiographique, il y évoquera la mort du père. « La relation avec mon père a toujours été une relation différée, fondée sur l’attente, sur la possibilité d’une relation toujours future. » Avec L’Avant-dernier Jour évoquant les derniers jours de la mère, la boucle n’est certainement pas bouclée. Ce petit livre collecte intensément la fugacité des instants, des petits gestes, des petits mots, les retenant, les prolongeant, les étirant, les réanimant, sans dolorisme, sans pathos, presque sereinement. Les phrases y sont tendues. « Écrire, c’est peut-être aussi retenir la chute. On va dire qu’une phrase est un élément horizontal qui se tient tout seul et là dans le cas de ce recueil de fragments, il n’y a rien pour la soutenir autour, pas d’autres phrases. Si cet équilibre est réalisé, le risque de la chute est retardé. »
Jacques Laurans habite Montpellier, dans un hôtel particulier, presqu’une chambre de bonne avec une minuscule cuisine-bureau. Tout y est méticuleusement rangé. Seul luxe apparent, de petits tableaux dont un de Soulages, celui qui donne de l’éclat au noir. Un cadeau du peintre auquel il a consacré ce qu’il appelle une plaquette : Pierre Soulages. Trois lumières (Farrago, 1999). Autre signe extérieur de culture, des tas de cassettes de jazz, Louis Amstrong, West Montgomery, Herbie Hancock. « La recherche d’une certaine justesse de la phrase rend obligatoirement votre travail un peu plus musical. La question du rythme est fondamentale et encore plus lorsqu’on est dans le récit, la narration, ce qui n’est pas mon cas. Le rythme, bien évidemment, il est essentiel dans la musique de jazz. Il est plus expressionniste, il est plus marqué. Il est partout, même dans les mélodies les plus ténues. » Sur la table-bureau en demi-ovale, des phrases d’auteurs apposées sur des fiches, d’une écriture minutieuse, Paul Éluard, Denis de Rougemont, un extrait du Gai Savoir de Nietzsche qui ne le quitte jamais, une invitation à un colloque sur Walter Benjamin. « Voilà un auteur auquel je me sens rattaché. C’est une œuvre qui semble un peu éparpillée, un peu difficile à rassembler parce qu’elle s’est démultipliée sur des sujets très divers, des questions littéraires, philosophiques, sur la photographie, sur l’œuvre d’art et l’autobiographie. C’est une œuvre qui paraît aussi très morcelée, difficile de lui rendre une unité. Elle en a une, effectivement, et c’est l’écriture qui fait l’unité de ces sujets. Walter Benjamin est pour moi comme un modèle, quelque chose comme un très, très, très grand frère auquel je peux revenir sans cesse. » Ses contemporains préférés, ceux qui font partie de sa famille ; Pierre Michon, Pierre Bergounioux, François Bon, Jean-Loup Trassard, Laurent Gaspard, etc.
Le noir est souvent lumière chez ce solitaire, autodidacte, peut-être un peu dilettante, à jamais timide, qui s’est offert la liberté d’écrire et est parvenu à redonner à Kafka fraîcheur, clarté, et humanité en l’extrayant de sa prison de mythe avec son Ombre pensive de Franz Kafka (Théétète, 2001). Il conclut : « Moi je recherche la durée. Je crois que j’écris pour que les choses durent un peu plus et qu’elles m’échappent un peu moins. »
L’Avant-dernier jour
Jacques Laurans
Farrago/Léo Scheer
119 pages,14 €
Zoom La lumière du noir
novembre 2003 | Le Matricule des Anges n°48
| par
Dominique Aussenac
Jacques Laurans nous offre les avant-derniers instants de sa mère. Poignant de retenue, de pudeur, intense et irradié.
Un auteur
Un livre
La lumière du noir
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°48
, novembre 2003.