On retrouve ici la formule du précédent texte de des Forêts : « Le moi réduit à l’état de fragments, parlant sur un mode aussi impersonnel qu’il se peut ». Se succèdent ainsi de brefs développements -qui se font d’ailleurs de plus en plus brefs et nerveux, comme les élancements d’une douleur- dans lesquels règne en maître la troisième personne, parfois contrariée par la violence d’une prise à partie (« Allons réveille-toi, secoue ta vieille carcasse et debout sans tarder »). Les deux ouvrages ne peuvent cependant être confondus : si Ostinato mêlait diverses réminiscences (enfance, guerre, rencontres, deuil…), il ne s’agit plus maintenant que de « dire et redire encore » la proximité de la mort. Sauf un bref hommage à l’épouse et le retour sur l’échec d’une amitié, le monde et les êtres semblent congédiés de ces pages où l’on accompagne le mouvement d’ une conscience qui tape « invariablement sur le même clou ». L’écrivain semble n’avoir pas assez de mots amers pour qualifier ce ressassement : « jactance » « surenchère verbale », « loquacité larmoyante »,« inextricable bourbier des phrases »,« boniment »… Pour l’être de langage, le silence est impossible et seule la mort pourra l’imposer ; à la recherche d’une introuvable unité, faisant diversion à l’angoisse du néant, prétendant donner libre cours à son instinct de vie, des Forêts, sorte de personnage beckettien la santé en moins, parle donc, par faiblesse ou par force. Et sa parole refuse de s’inscrire dans une architecture raisonnée, puisque donner maintenant à l’oeuvre une autre forme que celle de la disparate reviendrait à se réfugier dans une cohérence factice. Elle refuse de même le piège de l’aphorisme « dont l’assurance sonne faux dans un univers où affluent les questions ».
Ainsi, nul tranchant dans cette prose, mais les tours et détours d’une syntaxe complexe. C’est parfois impressionnant, comme lorsque les sinuosités de la phrase épousent l’errance sceptique, l’impossible repos de l’esprit : « Il n’est guère de remise en question qui ne soit elle-même plus ou moins sujette à caution, l’esprit jamais en repos ne pouvant se satisfaire d’un jugement tranché -et pas davantage se complaire en atermoiement-, il lui faut, sous peine de s’immobiliser, non seulement assumer ses contradictions, mais en user comme autant d’atouts dans un jeu où rien n’est définitivement acquis -vérité celle-là incontestable, bien que difficile à admettre par qui, avide de certitude, cherche et réussit parfois sur ce point à se donner le change ». Mais en d’autres endroits, ces arabesques servent d’écrin à une pensée bien plus plate, et à des plaidoyers pro domo somme toute déplacés : « Quiconque remplit honnêtement sa besogne quotidienne ne gaspille pas son temps à s’interroger sur la manière de s’en acquitter au mieux, il lui suffit, le soir venu, d’éprouver la satisfaction de l’avoir tant bien que mal accomplie (…), l’heureux homme, qu’on se gardera toutefois de prendre pour modèle, ce qui reviendrait à préférer le réconfort sans risques ni péril au plaisir de la recherche aventureuse ».
Reconnaissons-le, si les détails de l’écriture sont ici commentés, c’est qu’ils offrent un point d’ancrage commode à la critique, qui paraît par ailleurs malaisée. Le problème du statut de ce texte, dans lequel on rentre parfois comme par effraction, pose problème. Ce ne sont pas les Pensées de Pascal, ce n’est pas le monologue du roi Bérenger ; il n’y est pas question de propager l’angoisse, l’auteur parle pour se sauver. On pense alors sans cesse à sa mort, survenue le 30 décembre 2000, on n’est pas sûr d’entrevoir la nôtre, on est un peu gêné d’avoir toujours en tête les circonstances d’écriture. Il est alors permis de s’en éloigner un peu, pour retrouver -et c’est la plus belle émotion du livre- l’ombre de l’enfant rieur et indocile que le « moribond » appelle de ses voeux. Une ombre dont il faut gager qu’elle parcourt encore les ultimes pages, rétives, qu’écrit celui qui « ne cédera pas sans montrer les dents ».
Pas à pas jusqu’au dernier
Louis-René des ForÊts
Mercure de France
78 pages, 9,50 € (62,32 FF)
Domaine français À pas de loup
décembre 2001 | Le Matricule des Anges n°37
| par
Gilles Magniont
Les derniers fragments d’un Louis-René des Forêts aux abois, "sous le coup de la décharge meurtrière qui va lui couper le souffle". Seule la mort imposera le silence.
Un livre
À pas de loup
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°37
, décembre 2001.