L’histoire de la psychanalyse est un guêpier. Des chicanes intestines aux querelles d’interprétation, les écoles se font la guerre et broient au passage le souvenir de certains. Celui de René Allendy par exemple, qui fut pourtant une personnalité, un authentique promoteur de l’homéopathie et de la psychanalyse. Cette qualité de pionnier n’a certes pas contribué à sa notoriété posthume puisqu’on le considère généralement comme un précurseur intéressant mais un technicien accessoire. Ite missa est. Si Elisabeth Roudinesco estime peu son rôle dans l’histoire de la psychanalyse en France -elle ironise, on verra pourquoi-, notre homme eut d’autres mérites.
Originaire de l’Île Maurice, René-Félix-Eugène Allendy est né le 19 février 1889 à Paris. Médecin touche-à-tout, il s’est révélé une intelligence ouverte et audacieuse, un intuitif qui a exploré des champs jusqu’alors négligés. Il sut en outre profiter du prestige de sa profession pour remuer et diffuser les idées. Ainsi plaidait-il pour l’homéopathie d’Achille Hoffmann (1834) ou soulignait le rôle prédominant du psychisme dans la maladie en soutenant sa thèse consacrée à L’Alchimie et la médecine en 1912.
De cet « isolé de génie » (Ch. Baudouin), le mondain Edouard de Morsier a retenu l’image frappante dans ses Silhouettes d’hommes célèbres (1947) : « En réalité, note de Morsier, Allendy était une nature d’une puissante originalité, et d’une prodigieuse richesse. Son aspect physique, à lui seul, en témoignait dès l’abord : sa tête puissante, son front chauve et bossué sillonné de ces rides profondes que creuse la méditation continuelle ». Il ne fait pas de doute qu’Allendy ne se ménageait pas en participant à la fondation de la Société française de psychanalyse, de la Société d’homéopathie et de l’Institut psychanalytique de Paris ou au lancement de la Revue française de psychanalyse (1927). À l’instar de Paul Desjardins, le fondateur des Décades littéraires de Pontigny, Allendy fut un animateur de la vie intellectuelle soucieux de faire la synthèse des savoirs et d’éclairer les zones encore obscures de la pensée.
Lorsqu’il inaugure le Groupe d’études philosophiques et scientifiques pour l’examen des tendances nouvelles le 7 décembre 1922, c’est un formidable espace qu’il ouvre à des conférenciers issus des disciplines les plus variées. Rank, Le Corbusier, Marinetti, Jean Epstein, René Guénon y diffusent les connaissances les plus récentes ou leurs nouvelles conceptions esthétiques. De la « Base d’un art radiophonique » par Carlos Larronde jusqu’aux fameuses conférences d’Antonin Artaud sur « Le Théâtre et la peste » ou « L’Art et la mort » qui génère un chahut des surréalistes le 22 mars 1928, les conférences d’Allendy sont un moment majeur de l’histoire des idées au XXe siècle. Sa propre bibliographie porte la trace de préoccupations multiples : Le Symbolisme des nombres, essai d’arithmosophie (1921), Les Rêves et leur interprétation psychanalytique (1927), Capitalisme et sexualité (1932). Ajoutons des articles sur le cinéma et cet engouement pour l’ésotérisme qui lui dicte un maître-livre, son admirable biographie de Paracelse, le médecin maudit (1937). « Paracelse, explique Allendy, c’est toute l’alchimie, tout l’occultisme vers lesquels je me suis tourné au sortir de l’enfance, la nouvelle foi que j’ai essayé de construire sur mes déceptions religieuses. » Fruit des Jésuites, Allendy avait la haine des prêtres, de l’Empire romain et de l’école de Pasteur.
Atteint très jeune par la tuberculose, gazé pendant la Première Guerre mondiale, Allendy fut frappé par la douleur. Elle explique le souci autobiographique de ses écrits et l’intérêt qu’il porta à la thérapeutique. Il consacra à comprendre la guérison beaucoup de son énergie jusqu’à ce que la guerre arrive. Exilé à Montpellier, son dernier travail est un bouleversant Journal d’un médecin malade, ou Six mois de lutte avec la mort (1944). Il y consigne une agonie lucide dans des pages griffonnées qui sont un chant de vie ou un poème de la mort. « Je crois que pour vivre, il faut aimer toutes les cellules de son corps. » Il s’éteint le 12 juillet 1942 en laissant un testament spirituel intitulé L’Amour, superbe essai posthume (1949) consacré au sentiment dans lequel le médecin voit la plus belle preuve de l’instinct d’immortalité de l’homme.
En 1945, son ami Desplanque précise qu’Allendy « ne pouvait devenir que prêtre, ou médecin, ce prêtre moderne ». Le psychanalyste en est un bel avatar. Naturellement, ce « grand dégingandé d’Allendy » (Joseph Delteil) avait ouvert un cabinet de psychanalyse mais son approche des sciences divinatoires n’a pas développé un talent de prévision opérationnel. Il se serait méfié d’une certaine patiente introduite en avril 1932 dans son petit pavillon de la rue de l’Assomption, un coin retiré de Passy où sa seconde épouse Colette – ex-élève de Juan Gris et « aventurière de l’esprit » elle aussi – tenait les commandes d’une galerie d’art qui servira de banc d’essai aux tenants de l’abstraction lyrique. Comme il fut le premier analyste d’Antonin Artaud -expérience décrite comme un « viol de l’âme » par le poète-, Allendy devint le médecin d’Anaïs Nin. « Le cabinet du Dr Allendy était insonorisé grâce à une lourde tenture noire chinoise brodée de fil d’or avec quelques branches de papyrus, écrit la jeune femme dans son journal. (Il) se tint debout, très grand, ses yeux, la partie la plus vivante de son visage, les yeux d’un voyant. Il a des dents petites, régulières, éclatantes et des traits marqués. Il est lourd et sa barbe lui donne un air de patriarche. On se serait (…) plutôt attendu à ce qu’il fasse des horoscopes, ou prépare une formule alchimique, ou lise dans une boule de cristal, car il ressemblait à un magicien plutôt qu’à un médecin. »
Pouvait-il se douter que la belle Nin tiendrait le compte de leurs escapades et des séances de fessée ? Pour être psy, on n’en est pas moins homme. Sandor Ferenczi, autre grand analyste, ne dira pas le contraire. Et puis les règles de la psychanalyse n’étaient pas gravées dans le marbre alors, celle du « passage à l’acte » en particulier. Charles Baudouin aura le mot juste : « Je crois qu’Allendy, parmi les psychanalystes français que je connais, est le plus humain. » Après Gaëtan Gratian de Clérambault (1872-1934) redécouvert grâce à Alain Rubes et aux éditions les Empêcheurs de tourner en rond, il est temps de se pencher sur le cas Allendy.
Égarés, oubliés Les yeux d’Allendy
Pionnier négligé de la psychanalyse française, René Allendy était un acteur de la vie intellectuelle passionné par l’ésotérisme et le cinéma. Il fut le premier analyste d’Artaud et d’Anaïs Nin qui a laissé de lui un portrait cinglant.