Entre la tombée de la nuit et l’aube, entre une prière juive et une harangue de coryphée de la Grèce antique, ces ténèbres de Patrick Kermann reconvoquent les figures perdues, les vies mortes de tous les âges, de la guerre de Troie à Auschwitz… Des voix s’élèvent en vingt-deux séquences correspondant aux vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu. Pour dire l’impossibilité et en même temps la nécessité de nommer le monde, l’humanité. Patrick Kermann choisit de citer Gershom Scholem :« Impossible donc de l’oublier, impossible de s’en souvenir. Impossible aussi, quand on parle, d’en parler -et finalement comme il n’y a rien à dire que cet événement incompréhensible, c’est la parole seule qui doit le porter sans le dire ». La langue, les mots, les lettres, la bouche deviennent donc la matière de la pièce, une matière multiple, nue, voluptueuse, dense, magnifiquement sonore. Les sons et les inventions formelles se bousculent. Le lecteur plonge de « …dis quelle violence est donc tienne quand tu traces en ma chair inrepue de si profonds sillons des lits limoneux où bouillonne mon sang… » à « …’lors quoi donc à faire/ qu’à s’ébrouer ci-bas nous/tout tout mortels et pire que pis/ à ’core et ’core faire ci ou ça/ ’vec quoi donc quoi au tout tout bout… » à un clin d’œil au metteur en scène du texte ou une référence au monde littéraire. Patrick Kermann se permet toutes les ruptures, toutes les cassures, nous déroute sans jamais pourtant nous lasser. Il nous invite en fin de compte à proférer sa langue, à la dire à haute voix, comme une sorte de chant rituel. Ce texte inaugure une collection pour le théâtre des éditions l’Inventaire et vient d’être créé en mars au Panta-Théâtre de Caen.
Leçons de ténèbres
Patrick Kermann
L’Inventaire
110 pages, 85 FF
Théâtre Revivre nos vies mortes
mars 2000 | Le Matricule des Anges n°30
| par
Laurence Cazaux
Un livre
Revivre nos vies mortes
Par
Laurence Cazaux
Le Matricule des Anges n°30
, mars 2000.