Côte du Mozambique, 1970, un général aveugle annonce le sujet de sa conférence : Le Portugal d’en deçà des mers et d’au delà des mers est éternel. L’assistance (officiers âgés, estropiés, femmes d’officiers) retient son souffle. Quelque part à l’intérieur du pays les militaires pacifient sauvagement et rêvent d’un état blanc indépendant. L’ordre règne. Malgré les invasions de sauterelles, la mer chargée de cadavres de Noirs empoisonnés, les apparences sont sauves, les chignons hauts, les robes à dos nus. Evita vient de se marier avec Luis Alex, jeune officier, ancien étudiant en mathématiques, sensible et idéaliste. Luis Alex part en mission. Un journaliste enquête sur les Noirs empoisonnés. A défaut de révéler la vérité interdite, il publie des poésies : « Nous vîmes l’Afrique étendre une jambe sur l’Europe et avec une mâle vigueur l’empaler, nous entendîmes la bouche de l’Europe gémir, toute radoucie. » Evita entretient une liaison avec lui jusqu’au retour de l’ex-étudiant devenu tortionnaire.
Lídia Jorge, née à Boliqueime dans l’Algarve en 1946, mariée à un officier, est témoin en 1970 de l’horreur coloniale en Angola et au Mozambique. Le Rivage des murmures, son troisième roman publié en 1988, est composé en deux parties, une nouvelle Les Sauterelles qui narre les faits et développe une ambiance étouffante de décomposition et une conversation autour de celle-ci. Vingt ans après les faits Evita interpelle son auteur, personne fantomatique jamais nommée, corrige sa vision, ce qui engendre d’incessants effets de zooms qui clarifient ou opacifient l’histoire. Dans ses livres, Lídia Jorge a l’habitude de cette mise en abîme où elle apostrophe l’écrivain, critique son pouvoir de distorsion du réel, mettant ainsi l’accent sur le trouble de l’acte d’écrire, son caractère schizophrène. « Non, ne supprimez pas le vent. Le vent soufflait le jour où Forza et le marié tuèrent la nuée d’oiseaux. »
Ce qui induit aussi un effet polyphonique, semblable aux drames antiques, (le narrateur, les héros, le chœur). D’ailleurs, les personnages à la dimension métaphorique, voire mythique évoquent les héros des tragédies grecques. La femme du capitaine, n’est-elle pas surnommée Hélène de Troie ? La différenciation entre les sexes est très marquée. Les hommes sont transformés par la guerre dont l’horreur les fascine. Aveugles, orgueilleux, imbéciles, ils jouent avec la mort, ils sont la mort. Les femmes, plus lucides, tiraillées à la fois par le désir et la vérité flottent dans la laitance de la mort, une angoisse érotisée, parfois proche de la folie. Charnelles, introspectives, indépendantes, elles en demeurent néanmoins soumises à la force du mâle, qui tel le Portugal colonial perd peu à peu de sa superbe et amorce sa chute. Quant à Dieu, son absence, sa mort induisent le problème de la responsabilité de l’homme au sein du chaos qu’il génère.
Dans un style à la fois baroque et dépouillé, Lídia Jorge fait preuve d’un savoir-écrire époustouflant. Véritable architecte, elle élabore des structures, des compositions riches, complexes qui demeurent faciles d’accès. « C’est un récit envoûtant. Je l’ai lu avec soin et je suis arrivée à la conclusion que tout y est exact et vrai, surtout les odeurs et les sons, dit Eva Lopo. » Sensible et vertigineux.
Lídia Jorge
Le Rivage des murmures
Traduit du portugais
par Geneviève Leibrich
Métailié
267 pages, 60 FF
Poches Orgueil décomposé
mai 1999 | Le Matricule des Anges n°26
| par
Dominique Aussenac
Fin d’un monde, d’un empire colonial. Fin de l’homme brut et dominateur. Un roman crépusculaire et délétère, signé de la Portugaise Lídia Jorge.
Un livre
Orgueil décomposé
Par
Dominique Aussenac
Le Matricule des Anges n°26
, mai 1999.