À peine les isoloirs sont-ils ressortis dans les quartiers dévastés de Sarajevo qu’un roman vient fleurir le sépulcre bosniaque. Un témoignage de plus, pourrait-on craindre, tant ce conflit a généré une abondance de documents et de pellicules sans précédent. Qu’écrire donc qui n’a pas été dit ? L’intensité des carnages, l’immunité des bourreaux, la faillite criminelle des politiques ? Janine Matillon enseigne le croate, le bosniaque et le serbe à l’école des langues orientales à Paris. Ce roman sur la guerre de Bosnie-Herzégovine n’a pas de valeur journalistique, c’est une fiction, mais il est unique par l’écho funèbre et lyrique qu’il renvoie. L’originalité de ce livre tient à ce que cette tragédie est racontée par la poésie désespérée de Mallarmé, dont les vers, fréquemment cités, sont une invitation prémonitoire à entrer dans ce monde de fous. Mallarmé, dans sa poésie, voulait « peindre non la chose, mais l’effet qu’elle produit. » Et pour ce drame, Janine Matillon a trouvé dans la voix du poète la trace lumineuse de l’innommable désespoir. Ce chant, d’une noirceur extrême, touche à l’universel.
De cette guerre, on apprend des subtilités, abominables : le machiavélisme diplomatique, la douleur de l’abandon, la cruauté des désillusions, des meurtrissures aussi profondes que l’image d’un bras broyé sous les chenilles d’un blindé ou d’une balle fichue dans la bouche de celui qui crie.
L’héroïne de ce roman, c’est Orimita Karabegovic, née de père musulman et de mère croate. Une jeune intellectuelle nourrie de culture européenne. Elle prépare une thèse sur Mallarmé. Fuyant Vukovar, elle se retrouve capturée par les Serbes et envoyée dans un camp, réhabilité en « institut scientifico-expérimental ». Selon le principe que toute matrice fécondée par un serbe est une matrice serbe, chaque prisonnière bosniaque doit être ensemencée. La purification ethnique, version eugénique. Mais le terrible drame de ces femmes, ce n’est pas le viol qu’elles subissent chaque après-midi dans les cabines, mais la vision apocalyptique de cette Europe qui s’écroule, racontée chaque jour par un professeur. Certaines se suicideront, d’autres deviendront folles. Instrument de propagande idéologique, les cours de ce serviteur de la cause serbe dessinent peu à peu la collusion, la trahison de l’Europe, dont la plus parfaite illustration est « cet acharnement qu’ils (les Douze) mettent à condamner la démarche serbe sans l’entraver ». L’embargo sur les armes bosniaques, le blocus maritime contre la Serbie, les messagers de la paix à Dubrovnik… tout ne révèle que gesticulations et boniments pour préserver l’ « indéfectible » amitié franco-serbe : « Les Serbes fournissaient les blessés et les Français les pansements. » Sous les obus, Orimita Karabegovic rêvait qu’elle était « dans les entrailles d’un concasseur ». Plus tard, elle rêvera de Mitterrand, au milieu d’une foule, déposant dans chaque main qui se tend un tube de vaseline : « Voilà pour vous, bonne chance ». Sur les chemins de l’errance, après avoir quitté le camp, elle ne rêvera pas, en revanche, lorsqu’elle entendra les Casques bleus français traiter ses compatriotes de « bousniouques », contraction de bosniaques et bougnoules.
Le lecteur sort de ce livre -de ce champ de ruines- abasourdi. Une légende enfantée par l’esprit d’un fou. Abominable impression d’avoir traversé les entrailles d’une immense bête crevée, laissée à l’abandon. Abominable impression d’avoir assisté à la tragédie de cette femme, violée dans ses convictions, meurtrie dans sa chair, avec ce bébé « kyste » qu’elle expulsera au pied d’un arbre. Abominable impression de l’inanité de la culture face à cette Histoire qui se déchaîne. En près de deux cents pages, Janine Matillon dessine une puissante géographie du cauchemar. Où la culpabilité des uns tient un rôle capital.
Les Deux Fins
d’Orimita Karabegovic
Janine Matillon
Maurice Nadeau
222 pages, 120 FF
Domaine français Bosnie et les chiens
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Philippe Savary
Ce roman retrace l’épouvantable destin d’une jeune intellectuelle musulmane violée corps et âme en ex-Yougoslavie. Un requiem d’un lyrisme rare.
Un livre
Bosnie et les chiens
Par
Philippe Savary
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.