Truismes est l’histoire d’une femme qui à la fin devient vraiment une truie. Métamorphose. On connaît l’histoire. On a déjà lu Homère, Ovide et, plus près de nous, le magnifique, délicat et insurpassable livre de David Garnett, La Femme changée en renard. La belle et la bête et la métamorphose de l’une en l’autre, la sainte et la putain, le pur et l’impur, le sexe et son contraire et le contraire du sexe, ce qu’on peut voir d’une femme et ce qu’on en n’ose pas trop regarder. Toujours la même histoire ?
L’idée qu’a eue Marie Darrieussecq de faire de la truie la narratrice du livre semble plus originale. Mais les idées les plus ingénieuses ne font pas forcément les meilleurs livres.
On sait par expérience que ce genre d’artifice masque souvent une absence d’écriture, une absence d’engagement de l’écrivain dans l’aventure de la langue, une absence finalement de l’écrivain à lui-même qui derrière sa belle idée s’avance masqué. Procédé, dira le lecteur averti en repoussant dédaigneusement le livre, gadget. Voici donc un livre qu’on va adorer détester. Artificiel. Provocation facile. Exagération systématique. Ficelles trop grosses. Mais est-ce que tout pour autant sera dit ?
On se retrouve tout de même avec un drôle d’objet entre les mains. Quelque chose de pas vraiment standard. On avance dans sa lecture, étonné d’une telle dextérité, d’une telle habileté dans l’art d’approcher le pire, l’abject, le porno le plus hard, trash juste effleuré, aussitôt esquivé. On se demande si on a bien vu ce qui au détour d’une phrase était donné à voir, à juste entr’apercevoir, et on passe à la suivante, sonné mais guilleret, dans la bonne humeur que nous procure un récit bien enlevé, joli, oui, joli (dans la phrase suivante, on s’interrogera sur l’emploi de la conjonction de coordination, on se demandera sur quelle partie il conviendrait que le lecteur porte l’accent : « Dans la cabine Honoré a fait un effort sur lui-même et il m’a sodomisée »). L’histoire d’une femme qui, peu à peu vraiment cochonne mais pas encore tout à fait truie au début, se trouve embauchée dans une parfumerie où la splendeur de son corps, son « élasticité merveilleuse », font sensation auprès de la clientèle masculine, mais qui très vite se laisse aller à manger les fleurs qu’on lui offre, se retient difficilement d’aller mettre son nez dans la terre d’un square et montre un vif appétit pour les patates crues, « non épluchées, il faut bien le dire ». L’appel de la nature, ce ravissement du simple chant d’un oiseau, cette sève chaude et comme un printemps dans ses veines et, hop, on zappe -a-t-on bien lu ou bien aurait-on la berlue : « Moi, penchée en avant, j’avais pour ainsi dire une vue imprenable sur ma vulve, et je trouvais qu’elle dépassait légèrement ; je ne voudrais pas vous imposer trop de détails mais en quelque sorte les grandes lèvres pendaient un peu plus que la normale et c’est pour ça que je pouvais si bien les voir ». Visibilité maximale.
Il y a bien du cochon dans l’écriture, de l’épais : « tenir un stylo me donne d’horribles crampes ». Mais cette absence de finesse n’est pas nécessairement un défaut, au contraire. Le livre y gagne un ton très particulier, avec un côté série B, fanzine même. Du mauvais film ou de la B.D., on trouve dans Truismes cette clarté dans la narration, cette netteté dans la ligne assez sommaire, exagérée, mais efficace, définie, délibérée, et du fanzine le côté assez grunge, mais ici comme distancié. Une absence de raffinement qui nous sauve, nous évite les méandres glauques de la délicatesse.
D’écrire ceci nous amène à clairement dire que le sujet principal du livre est le corps, le corps de la femme et son épanouissement, sa splendeur -le mot employé plusieurs fois a vraiment son importance-, sa vitalité prodigieuse, animale, son épanouissement désinhibé. Truismes est une histoire d’amour entre une femme devenue truie et un homme qui les nuits de pleine lune se métamorphose en loup, une histoire d’incarnation dans la plénitude d’un corps animal. Mais les instants de lyrisme ne se situent jamais, heureusement, que dans la perspective de leur parodie, de leur caricature. On se souvient de l’usage que fit le fascisme de cette apologie du corps et de la nature, et à quelles aberrations macabres ont mené dans l’histoire certains chants parmi les plus inspirés. Dans Truismes qui se passe en 1999, Edgar, chef du parti Social-Franc-Progressisme, ne s’y trompe pas en choisissant notre personnage presque devenu truie pour illustrer sur ses affiches le slogan de sa campagne électorale : « Pour un monde plus sain ». Le livre dès lors se fait fable politique, mais toujours sur le mode parodique, exagéré. Parvenu au pouvoir, Edgar applique son sinistre programme de salubrité publique, et la femme transformée en cochon, qui dans l’allégresse de sa métamorphose avait eu la joie de pouvoir presque comprendre le chant des oiseaux, se retrouve dans la cour d’un asile concentrationnaire à goûter des mets peu raffinés : « Je suis allée renifler les corps dans la cour et ça m’a paru tout à fait bien. C’était chaud, tendre, avec de gros vers blancs qui éclataient en jus sucré ». L’amour des animaux n’est pas toujours si rose qu’il n’y paraît (n’ayant pas à ce jour reçu le récent livre de Brigitte Bardot, il nous est malheureusement impossible de développer un parallélisme qui ici paraissait s’imposer).
Disons-le nettement, le principal mérite de Truismes est d’être un livre totalement antipoétique. Antilittéraire. Un livre véritablement mauvais. Un livre vraiment pas fait pour nous plaire et c’est tant mieux.
Truismes
Marie Darrieussecq
P.O.L
158 pages, 85 FF
Premiers romans Ce qu’osent les jeunes filles
décembre 1996 | Le Matricule des Anges n°18
| par
Xavier Person
Evénement de cette rentrée, Truismes de Marie Darrieussecq pose la question de l’écriture cochonne. Un premier roman assez grunge.
Un livre
Ce qu’osent les jeunes filles
Par
Xavier Person
Le Matricule des Anges n°18
, décembre 1996.