Il faut dire que l’on est séduit d’entrée de jeu, et peut-être même avant de lire, trop sans doute. Un départ à l’Est, aujourd’hui, avec ce titre Moscou ! Moscou ! emprunté à Chateaubriand lorsqu’il évoque le cri de joie et de fureur des grognards napoléoniens à l’approche de la capitale russe qui sonne cette fois non comme une vocifération guerrière mais comme un hurlement d’amour. On imagine donc une fuite du monde organisé vers un désordre passionné et hautement humain. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le premier roman de François Ordet, auteur présenté en quatrième de couverture comme le double réel de son personnage, à moins que ce ne soit l’inverse. Car le récit est mené par un témoin du parcours insensé d’un personnage appelé François Ordet. Ce témoin quasi omniscient retrace la vie d’un jeune Parisien volontairement oisif « Il voulait conserver tous les destins possibles en éventail devant lui » qui cherche l’occasion d’échapper à ce qu’il nomme « le chas de la trentaine », autrement dit la mise au pas qui angoisse peu ou prou chaque génération, la fin de la vacance adolescente pour entrer dans les choses sérieuses. « Or le chas n’offrait qu’un passage effroyablement réduit aux désirs spontanés, aux ambitions personnelles. Il imposait un réglage draconien des existences, une concentration des choix et responsabilités, une solidification des promesses, qu’était censé compenser un surcroît d’aisance matérielle. Paradoxalement, c’était davantage l’évaporation des possibilités que l’enrichissement qui le rendait désirable à la plupart. Là était bien sa plus grande force ». L’angoisse est telle pour François qu’il a même une apparition, un monolithe oblong fendu en son centre, incarnation du fameux chas dont on voit bien sans peine le lien avec l’élément féminin étrangement absent du roman. Courage, fuyons !
La première occasion est la bonne, de malentendu en malentendu, à Paris, un cinéaste russe poursuivi par ses dettes lui donne ainsi pour mission de partir dans la capitale russe afin de lever des fonds. Et ce roman prend tout son intérêt dans la description qui est faite de Moscou, autant sordide que féerique, toujours en perpétuel mouvement, jamais finie et en perpétuel rafistolage, avec cet art involontaire de l’éphémère qui pour un jeune Européen hanté par la minéralisation de l’existence est fascinant. La ville devient le matériau naturel des divagations de François, dans les rues s’y épanouit sa « prédilection pour les glissements rapides des axes principaux où les pensées du promeneur impressionnable prennent facilement un tour hypnotique à force d’abrutissement vers les espaces ténus et disparates des ruelles, le réseau serré des arrière-cours, les chemins tracés entre les immeubles, l’érosion du temps ou les péripéties climatiques, qui confèrent à la ville son incomparable profondeur ».
Cette histoire d’une dispersion incarnée par la ville et ses méandres, l’aspect documentaire disons « Moscou aujourd’hui » habilement distillé et les rencontres extravagantes auraient presque suffi est-on tenté de dire sans l’histoire de plus en plus alambiquée au fil des pages du cinéaste russe, de ses projets de films et de ses créanciers… Comme si François Ordet n’osait pas traiter cette histoire-là pour ce qu’elle est un prétexte et tentait, malgré quelques procédés ironiques, de la justifier jusqu’au bout. Dommage, même si le récit retrouve en partie sa force sur la fin avec les « Fragments de François Ordet » retrouvés peu importe comment dans lesquels le personnage raconte une perdition proche de la béatitude « Le froid est un mode du dénuement », un repli extatique qui se nourrit d’images de Moscou de plus en plus simples, comme autant de pièces d’un puzzle jamais achevé.
Moscou ! Moscou !
François Ordet
Fayard
303 pages, 18 €
Premiers romans Moscou aurait suffi
octobre 2003 | Le Matricule des Anges n°47
| par
Christophe Dabitch
Récit d’une perdition enivrante dans la capitale russe, le livre de François Ordet nous entraîne avec lui, malgré ses lourdeurs.
Moscou aurait suffi
Par
Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°47
, octobre 2003.