Dès l’arrivée du train, la ville s’était endormie, solidaire, et même les soldats preneurs d’otages, soudain repentants." Échappant par miracle à ce sommeil collectif, Skip et le narrateur échouent dans un hôtel où un réceptionniste -un autre miraculé- les accueille. De la fenêtre de leur chambre, ouverte sur le littoral, ils découvrent un estuaire caché, avant d’être rejoints par le réceptionniste, avec lequel ils s’imaginent alors former un équipage balnéaire…
Ainsi résumerait-on l’un des dix textes intitulés « Un » qui composent cet étrange roman. Un roman qui traverse des épisodes peu ordinaires : une fête dans une piscine en compagnie d’un gorille, l’observation d’échantillons lunaires, la désertion d’une institution médicale, pour s’éployer dans des territoires peu hospitaliers : une cité recouverte de poussière volcanique, un phare, un marécage. Sans omettre le langage lui-même qui multiplie les énoncés sibyllins : « Vraiment, je commence à y croire : on peut quitter les limbes ».
De quoi s’agit-il vraiment ? La phrase d’ouverture pourrait bien délivrer une des clés de l’énigme : « Le rêve, pour me visiter, a déplacé un arbre ». Ce serait en ce cas une immersion prolongée dans une expérience onirique, avec çà et là des éclairs de conscience, des bribes de dialogue chuchotées, des défaillances de la mémoire, des amnésies matinales et nocturnes. Ou l’émergence au sein du réel d’un univers parallèle au cœur duquel la vie n’aspire qu’à flotter : « Dehors, les rares voitures roulaient sans dévier, avec des trajectoires de corps célestes, à la fois très lentes et très rapides ».
Neuf ans se sont écoulés depuis son dernier roman publié chez P.O.L (Le Morticien, 1987) ; une longue éclipse qui aura permis à Éric Villeneuve de créer ces mondes que l’on prétendrait échappés d’un conte de Supervielle. De l’air salin, un coin de ciel bleu derrière les brumes, des désirs un peu vagues, des cités improbables, des doléances indécises, une voix amie et patiente : des présences liquides ou lunaires pour une dérive en apesanteur.
La Lune seule
Éric Villeneuve
P.O.L
108 pages, 80 FF
Domaine français Eclats de rêve
juin 1996 | Le Matricule des Anges n°16
| par
Didier Garcia
Un livre
Eclats de rêve
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°16
, juin 1996.