Le visage de Jacques Dupin peint en 1990 par Francis Bacon se détache sur le fond noir de la couverture de ce volume d’essais, L’Injonction silencieuse. Une part de sa figure paraît tourner, s’emporter vers le dos en même temps que le cou est cerclé d’un trait blanc rapide, comme un collet se resserre autour de sa proie. Là, dans ce portrait, se dessine déjà, marqués à blanc, les axes furieux et convulsifs de l’œuvre de Jacques Dupin. Qu’on ouvre ce cahier : on tombe alors sur un de ses poèmes, Orties, sur ça, par exemple, qui donnera le ton, immédiatement : « La terreur // au fil des nuits / je l’engrosse comme une laie // dans la ronce au fond des bois ».
Depuis les années 1950, l’œuvre de ce poète, d’abord reconnu par René Char, a su avancer vers ses gisements illisibles, vers le fond inépuisable de sa raison d’être. Et cela par bonds.
De Cendrier du Voyage à L’Embrasure, jusqu’à Chansons troglodytes et Rien encore, tout déjà, il y a une avancée dans l’écriture et dans le travail sur la langue chez Jacques Dupin que peu de poètes ont su mener aussi loin. Pourtant, sur ses livres, comme Contumace et Échancré, étonnamment, ou parce qu’ils sont une sorte de coup de sangle dans le ronronnement bien mou du petit monde littéraire, il y a une sorte de « black out ». Ils paraissent, puis finissent dans les rayons. Il restent seuls un moment à résister dans l’inépuisable commerce des livres.
Qu’on ouvre, donc, ce cahier. Il tombe à pic, juste avant la publication aux éditions P.O.L de son prochain recueil, pour rappeler aux sourds autour de quoi tourne la parole d’un tel poète, autour de quoi se serre cette écriture : car écrire pour lui, c’est « creuser plus profond que le vagissement du nouveau-né, que le cri de la chasseresse, la plainte du supplicié…que l’enchevêtrement des racines, que l’exténuation des lanières de la terreur… » (Échancré). Cette œuvre est comme l’aiguisement d’un couteau de fer blanc et brillant. Elle est aussi tout à la fois une tension vers un calme jamais revenu, toujours voulu -il y a, entre autres, ce vers qui fait comme un appel d’air : « Le vent se calme…Il n’y a que toi (…) // qui simplifie le chemin, touche la couleur, éclaircit la voix, dans la chambre où l’heure est nue ». Aussi, le poète Nicolas Pesquès dira de cette poésie : « Est politique le fait de révéler les miasmes, la puanteur des bons sentiments, de forcer la traque et l’évacuation des abats, (…) pour que le politique en tienne compte ».
A part quelques interventions un peu trop universitaires dans leur ton (deux ou trois articles seulement sur trente-deux, une performance !), ce cahier passe de l’expérience picturale de Dupin (voir le texte de Pierre Vilar qui ouvre cet angle à partir de Miró) à celle que certains poètes ont de son écriture (André du Bouchet, Jean-Michel Maulpoix), d’une étude époustouflante de Jean-Claude Mathieu sur l’enjeu d’un recueil tel que Les Mères à des témoignages divers, comme celui d’Yves Bonnefoy, de François Zenone, et ceux de ses traducteurs, l’Américain Paul Auster, le Japonais Kazunari Suzumura. Au même titre que la Revue des Belles Lettres (Suisse) qui avait consacré un numéro à Jacques Dupin, la publication de ce cahier restera une référence. Aussi, il faut saluer la fermeté de Dominique Viart qui l’a dirigé, qui a su maintenir, dans cet espace, cette œuvre ouverte à son devenir, c’est-à-dire toute tendue à l’inconnue qui la creuse.
L’Injonction silencieuse
Cahier Jacques Dupin
(dirigé par Dominique Viart)
La Table Ronde
280 pages, 160 FF
Poésie Dupin, écrire au burin
novembre 1995 | Le Matricule des Anges n°14
| par
Emmanuel Laugier
L’oeuvre du poète Jacques Dupin n’a jamais cessé de loger en elle le rapt d’une violence sans nom. Un cahier lui est consacré. Essentiel.
Un livre
Dupin, écrire au burin
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°14
, novembre 1995.