Lisant le titre du recueil de poèmes d’Yves Bichet -Le Rêve de Marie-, certains ne chercheront pas à aller plus loin que son écho « doucereux ». Qu’ils tournent quelques pages et sous ce titre équivoque ils découvriront que Le Rêve de Marie est un livre du « cheminement des matières sauvages à l’intérieur » du corps, celui du « souvenir des fièvres ». Déjà La Part animale (Gallimard, 1993), le premier roman d’Yves Bichet, cabrait dans ses pages, par la lente dérive de quelques êtres en pleine campagne, ce qui grouille au fond du ventre des hommes. La tension bileuse, animale, empruntait à la poésie, à Citelle (Cheyne, 1989) ou à La Maison du Crabe (L’Alphée, 1985), un rapport presque cru au réel et cette attention aux choses simples, insignifiantes, comme ce crachat lancé sur la plaque du four qui « se ramasse comme un ver, roule sur lui-même, puis s’enfonce dans cette poussière en forant sur son passage une sorte de cratère étroit ».
Les poèmes du Rêve de Marie, brefs ou étendus sur une dizaine de pages, souvent narratifs, s’arrachent quant à eux aux journées de chantier qu’Yves Bichet, installé à Grignan dans la Drôme, passe à tourner le béton, si ce n’est à branler les dindons (comme le personnage central de La Part animale), ou encore à remuer des tas de lombrics dans l’obscurité du fumier. Dans ce quotidien, Yves Bichet puise de quoi faire ses poèmes : « pas d’autre fardeau » en eux que le retour plus insistant de la chair du monde, celui de la présence organique du corps auquel vous colle tout travail physique. La dérision et l’humour cherchent parfois à alléger « la matière brouillée de l’âme », une douce mélancolie à freiner les « muscles de l’aigre / et du dedans ». Attentif aussi à la démarche d’une chatte, à la montagne, à un forage qui perce la terre, seul peut-être le poème qui porte le titre du recueil lui-même déçoit. Traversé de figures bibliques, l’interrogation sur l’espèce devient vite démonstrative, bouche l’évidence de certains vers, Yves Bichet n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il fait tourner dans le poème des pans obliques et saillants de cette vie immédiate jetée devant nous, de la dureté d’un travail de manœuvre au froid sec d’un arrière-pays où chanter des poèmes bucoliques se fait bien rare. Pelleter des lombrics revient alors à retourner sur soi un « énorme surplus de vie rougeâtre », à soulever « de la sauce en abondance » ; la campagne, la solitude qui y pèse, la disparition de ses terres, ce constat : « personne au-delà des platanes / hormis cette ampoule dans la chambre / ce filament de matière brûlée derrière ta main tendue/qui, une seconde, dévoile le maillage de ta paume/l’ancrage de tes tendons, la face entière, carminée/des ongles et des plis ». Fin de fête, pour cet homme de 44 ans les terres retirées ne sont plus qu’une banlieue lointaine des villes, un de ces espaces qui s’abandonnent et se vident lentement. Les villages eux-mêmes vivotent sur les restes éparpillés d’une idylle désormais impossible. Il n’y a que « les nappes, les verres, quelques tréteaux ci et là / les graisses du festin, / et puis ce bloc de glace délaissé dans un bac ». Dans L’Anniversaire du carrier, ce long poème à couper le souffle, l’ouvrier se réveillera en sursaut : « Le Maghreb, dit Bichet, repose sur ses avant-bras bleus. / L’amour / et la mémoire se terniront peut-être à la manière lavée / des tatouages ». Reste ce « peut-être », dernier espoir entremêlé à l’impossibilité de comprendre l’obscurité qui nous encercle.
Le Rêve de Marie
Yves Bichet
Le Temps qu’il fait
120 pages, 85 FF
Domaine français L’obscurité des matières
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Emmanuel Laugier
Le poète Yves Bichet sortit un peu de l’ombre grâce à un roman fulgurant, La Part animale. Le Rêve de Marie est un retour à la poésie.
Un livre
L’obscurité des matières
Par
Emmanuel Laugier
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.