Il ne fait pas bon vivre dans l’univers que décrit Anne Delmer. Tout y est hostile à la vie aussi bien qu’à la paix, à commencer par la nature qui ne ressemble plus à rien avec ces arbres qui saignent dans de vastes flaques de sang et qui n’inciteraient guère les promeneurs à arrêter leur marche. Derrière d’inquiétantes brumes, dont on ne sait si elles proviennent d’un rêve ou seulement d’un brouillard, défilent des monstres plus aptes à donner le frisson qu’à séduire : nuées d’insectes, têtes coupées, yeux errants, morts « rongés de vers », autant de présences que nul n’aime fréquenter…
Les êtres, eux aussi, inclinent à la fuite : quel compagnon se choisir parmi ces suicidés de dernière heure, ce dompteur ivre, ces acrobates qui travaillent sans filet, ces pauvres et ces borgnes - « dans un monde où il faut regarder à deux fois avant d’agir » ? Cette malheureuse confrérie, monstrueuse sans le vouloir, a de quoi effrayer : les plus pauvres tentent de vendre des yeux dérobés aux cadavres quand ceux qui préfèrent bayer aux chimères cherchent à débarrasser le monde des « choses », démons et vampires qui le peuplent. Cohorte des damnés d’autant plus effrayante qu’Anne Delmer fait tomber les masques et qu’avec la nudité les difformités n’en sont que plus apparentes -ainsi celles de cette femme occupée à compter les morts dans une cage.
L’Étau -prix Maupassant 1991- et Avatars faisaient déjà le procès de la société des années 1990 ; Nus et masques donne à lire l’irrationnel d’une société en crise. Chacun cherche bien à lutter, avec une petite dose de courage et des armes hors du commun : on peut chasser, monter sur les toits, « remuer l’ordure des villes », distribuer la culture aux déshérités, abuser les fous, caresser quelques rêves érotiques (la liste exhaustive de ces occupations vaines serait sinistrement longue), mais rien ne masque une issue qui permettrait d’échapper au chaos. Chacun aura donc « tout le temps de [se] pétrifier avant de trouver la lumière » et la vie se mue ainsi en une sorte de dérive généralisée : « les gens avaient des visions, ils flinguaient des ombres, les spectres leur en voulaient ». Et s’il était besoin d’alourdir le bilan, le corps humain lui aussi se détraque, y va de sa dépression, de son cancer, de ces maladies épouvantables qui font rêver de mort douce et voir dans la fraternité une manière de salut…
Anne Delmer quant à elle ne manque pas d’énergie : elle houspille, fouille, creuse, exhume un drame, puis un autre, s’arrête soudain, comme si la vie refusait d’en livrer davantage, explore à nouveau pour aussitôt découvrir d’autres tragédies. Ce recueil de nouvelles est un authentique éreintement, de la première à la dernière page, une hémorragie que l’auteur elle-même ne paraît plus pouvoir endiguer. On n’y comprend sans doute pas tout, mais on devine que cette « sinistrose » opiniâtre dissimule quelque chose de plus grave que le sens, et que ce verbe diarrhéique cherche avant tout à nous couper le souffle.
Un tel recueil exigeait certes une écriture apte à détruire, un rythme capable d’étourdir, mais il est à déplorer que les nouvelles manquent à ce point d’écriture et qu’un style trop proche de l’oralité y soit seul à l’œuvre. Il est vrai qu’Anne Delmer eût remplacé « bousiller » par « détruire » que le monde n’en serait pas devenu meilleur, et que rien n’aurait changé ! Rien, si ce n’est précisément le plaisir du lecteur.
Nus et masques
Anne Delmer
Jacqueline Chambon
173 pages,98 FF
Domaine français Autopsie fin de siècle
septembre 1995 | Le Matricule des Anges n°13
| par
Didier Garcia
Après les textes brefs de L’Etau et les nouvelles d’Avatars, Anne Delmer nous revient avec un troisième recueil. Miroir d’un monde en crise.
Un livre
Autopsie fin de siècle
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°13
, septembre 1995.